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livreScience-fiction : Sabrina Calvo, l'imaginaire queer contre la mythologie d'extrême droite

Par Tessa Lanney le 22/11/2023
Sabrina Calvo, autrice de science-fiction

[Article à lire dans le dossier spécial SF du têtu· de l'automne, ou sur abonnement] L’écriture radicale de Sabrina Calvo interpelle. C’est voulu. L’autrice de science-fiction refuse les demi-mesures et assume une "guerre culturelle" contre l’extrême droite.

Photographie : Juliette Mono pour têtu·

"La montée des nationalismes, de l’autoritarisme, la violence systémique de nos politiques, le déplacement de l’échiquier politique à droite, mais aussi la mort de la société de consommation remplacée par l’arrivée du virtuel comme produit de consommation." Voilà ce qui inspire Sabrina Calvo. Et face à ça, l’autrice refuse de rester passive et atterrée. “Si l’on ne remet pas en cause les structures de rapports sociaux et politiques, on est juste là pour amuser. Je ne vois pas l’intérêt”, tranche-t-elle. 

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Ses romans – dix depuis 1997 – font la part belle au radicalisme politique : à la commune anticapitaliste de Montréal dans Toxoplasma (2017), récompensé par le Grand Prix de l’imaginaire, succède celle de Belleville dans Melmoth Furieux (2021). Dans ce dernier livre, publié en poche cette année, une couturière chronique une révolte des enfants contre un Eurodisney tout-puissant.“Aujourd’hui, l’extrême droite a intégré la notion de métapolitique théorisée par l’intellectuel marxiste Antonio Gramsci. Ils ont compris que le combat politique doit se faire sur le terrain de la culture, affirme-t-elle avec gravité. Le fascisme développe donc une mythologie nationaliste, et prône un âge d’or lointain. C’est une guerre culturelle”, poursuit-elle. Alors pour contrer l’extrême droite, Sabrina Calvo prône un imaginaire queer dans lequel se réfugier et construire des possibles. 

Récits punks et pensée hors cadre

”On doit questionner la manière dont on raconte les histoires. Questionner le conflit, les fins spectaculaires, le fait que dans la narration LGBTQI+ traditionnelle il y ait toujours une souffrance, par exemple, argue-t-elle. Il est nécessaire de développer un imaginaire hors des récits de type Netflix.” Selon Sabrina Calvo, les normes des scénarios hollywoodiens et l’essentialisation de leurs sujets n’encouragent pas les spectateurs à sortir de leurs idées préconçues et à penser hors cadre. “Lorsqu’on remet en jeu des frontières aussi violentes que celle du genre, on se rend compte que tout ne tient qu’à une espèce de fiction sociale sur laquelle on s’entend pour faire comme si tout allait de soi et avait toujours été ainsi”, explique-t-elle.

Et pour affirmer cette radicalité, l’autrice préfère jeter son lecteur dans le grand bain plutôt que de le prendre par la main. Pour apprécier ses œuvres, il faut donc “rompre l’os et sucer la substantifique moelle”, comme dirait Rabelais. L’autrice ne perd d’ailleurs pas son temps à nous décrire les rouages de son univers, ni même son fonctionnement. “Le Corbu est un rébus”, lit-on dans Sous la colline, paru en 2015, peut-être le roman dont l’autrice se sent le plus proche. On y entre dans un monde parallèle qui correspond à l’intimité, l’intérieur spirituel du Corbusier, le surnom de la Cité radieuse de Marseille, bâtiment emblématique de la ville.

"Je refuse d’être trop sage, que ce soit en termes d’écriture ou d’imaginaire."

Plutôt que de nous montrer une photo d’ensemble, elle s’attarde sur de petits détails, qui s’amoncellent dans nos esprits tels les pièces d’un puzzle qu’il s’agit d’assembler. Puzzle, ou patchwork, car cette passionnée de couture brode ses pages de matière, dans lesquelles idées, sonorités et sensations se mêlent et s’entrechoquent. “Je suis assez schlag, assez punk, revendique-t-elle. Je suis à la fois très radicale dans ce que je raconte et dans la forme même de mon écriture. Je refuse d’être trop sage, que ce soit en termes d’écriture ou d’imaginaire.”

Si son langage très imagé permet au lecteur de se projeter dans le récit, Sabrina Calvo s’accroche à l’implicite et prend un malin plaisir à nous plonger dans un jeu de piste où notre imagination est en permanence sollicitée. Ses phrases, saccadées et cadencées, s’articulent en suivant le fil d’une pensée vive et tortueuse. À la manière d’un ruisseau, elle se divise parfois en une multitude de faisceaux, qui butent tantôt sur une pierre, s’emportent dans un courant, mais font partie d’un ensemble plus grand et cohérent. 

Car l’artiste maîtrise de nombreux registres, comme le prouve son vocabulaire, qui peut vaciller en une fraction de seconde d’un argot familier à de longues tournures stylisées. Loin de voir la poésie comme un luxe, l’autrice met un point d’honneur à “traduire au plus près de la nuance, au plus près du tremblement, l’apparition et la disparition de nos émotions”. Autant d’éléments qui laissent entrevoir une pensée fragmentée, un flou intime, qui nous placent au plus près de ses personnages et de leurs transports.

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