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livreSaul Pandelakis : "La science-fiction queer, c’est une urgence politique"

Par Morgan Crochet le 27/10/2023
Saul Pandelakis, auteur de science-fiction

[Interview à retrouver dans notre dossier spécial SF du têtu· de l'automne, disponible en kiosques, ou sur abonnement] Dans La Séquence Aardtman, son premier roman, le Français Saul Pandelakis imagine un futur où coexistent humains et robots trans, qui partagent les mêmes angoisses existentielles.

Photographie Yann Morrison

Un monde futuriste où les zones habitables se raréfient, où est attribuée une note à chacun en fonction de son utilité, de sa serviabilité. Une dystopie capitaliste où, tandis que la Terre se meurt, les humains se sont lancés dans des projets spatiaux visant à conquérir et à terraformer d’autres mondes, où des bots (robots humanoïdes autonomes) à la pointe de la technologie remplacent peu à peu leurs créateurs. Tel est l’univers de La Séquence Aardtman (aux éditions Goater), premier roman de Saul Pandelakis, enseignant-chercheur en design de 40 ans établi à Toulouse, qui n’hésite pas à faire un parallèle entre sa transition de genre et la science-fiction : “Finalement, on expérimente beaucoup de choses. C’est un mélange de bricolage administratif, médical, linguistique…”

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Plutôt qu’à une odyssée spatiale, c’est bien à une exploration des corps que nous convie l’auteur, à travers l’incarnation, la maladie, le désir, le sexe, le travail et le genre. Car ici, vous l’aurez compris, pas de figures extraterrestres ni de guerre des mondes, pas de conseils galactiques ni d’empire à protéger, mais de l’intime, du subjectif, du doute, beaucoup de solitude entrecoupée de rencontres importantes, avec la science-fiction en toile de fond. “Ce qui m’intéresse, ce sont les relations interpersonnelles, le face-à-face, comment on maintient du partage, y compris quand les conditions sont extrêmement mauvaises. C’est un des thèmes de mon nouveau roman, Les Hygialogues de Ty Petersen, qui sort en novembre”, explique l’auteur, tout autant attaché à rendre compte de la marche inquiétante du monde que d’y trouver des espaces de création et de résistance.

Les personnages principaux de La Séquence Aardtman sont trans. La science-fiction est-elle le lieu privilégié pour parler de transidentité ?

Je pense que c’est l’inverse. Quand j’ai commencé à transitionner, j’ai eu l’impression de faire de la science-fiction : s’hormoner, recourir à des opérations… Et si je pouvais être autre chose que ce que je suis ? ailleurs que dans la boîte où l’on m’a mis ? Dans la transidentité il y a aussi une relation au temps extrêmement spécifique. Faire une transition, c’est faire un voyage dans le temps. Tu revis une puberté, donc tu fais exister dans le présent quelque chose qui était censé n’exister que dans ton passé, et c’est aussi une extraordinaire projection dans le futur, car ça implique de s’imaginer dans un genre autre. Ça travaille le temps de façon extrêmement riche. Le corps trans, c’est déjà de la science-fiction.

Pourquoi avoir décidé de genrer les robots, dont les corps sont hérités de ceux des sex dolls (poupées sexuelles réalistes) ?

Cela m’a été beaucoup reproché, et ça me fait rire ; rien n’est sans genre dans notre société, on genre même les objets inanimés. Alors oui, on peut imaginer un autre monde, une autre planète, une civilisation qui n’a pas la même sexuation, donc le même rapport au genre, comme Ursula Le Guin dans La Main gauche de la nuit. Seulement mon récit à moi se passe sur Terre, dans un monde qui est la continuité du nôtre. Les humains ont créé les bots, et ils les ont genrés car leur compréhension du monde est genrée.

Tes deux personnages principaux, une bot et un humain, sont trans et vivent des choses assez semblables…

À mon sens, si un jour les robots existent, la dualité humain/bot ne supprimera pas la dualité masculin/féminin. Là encore, je préfère voir des gens qui se battent avec des choses qu’ils n’ont pas choisies, et montrer comment ils trouvent des clefs, des manières d’être, comment ils se réapproprient leur subjectivité, comment ils s’en sortent dans un contexte très conflictuel, plutôt que d’imaginer une sorte de neutre, qui est une chose à laquelle je ne crois pas beaucoup.

Qui a raison selon toi, ces robots refusant la vie éternelle ou l’humanité qui a peur de sa propre extinction ?

Diminuer la population en espérant sauver la planète m’a toujours semblé une mauvaise idée. Dans La Séquence Aardtman, les humains disparaissent très lentement, il n’y a pas de virus destructeur ou une immense catastrophe, parce que je trouvais plus intéressant de voir si les choses iraient mieux si l’humanité se raréfiait. C’est une manière de montrer aussi que la réduction de la démographie n’est pas une issue, parce qu’elle n’amène pas plus d’égalité, de justice entre humains.

Tu imagines la science à son apogée, mais pourtant l’habitabilité de la Terre diminue, comme la fertilité humaine…

Je suis très critique vis-à-vis du solutionnisme technologique. L’idée que les sciences vont nous sauver, ça ne veut rien dire. Il y a plein de raisons qui rendent cette affirmation fausse. La première, c’est que les promesses de la science formulées au siècle dernier n’ont pas été tenues. Comme quand on disait “on va vivre une vie de loisir pendant que les robots travaillent”… Alors, certes, l’industrie s’est robotisée, mais ça n’a pas libéré les gens, ça les a mis au chômage. Et puis il y a des entreprises, des gens qui sont propriétaires de ces techniques et qui ont un agenda politique très précis. Donc l’idée que plus on va faire de progrès technologiques, plus on va résoudre les problèmes, je ne sais même pas comment les gens peuvent encore y croire.

Il y a pourtant de belles et importantes avancées technologiques, non ?

Ce qui va se passer, c’est que la science en sauvera quelques-uns. Il y aura peut-être quelques riches qui iront sur Mars, pourront soigner leurs cancers et vivre 150 ans, mais pour le commun des mortels ce ne sera pas le cas. Dans La Séquence Aardtman, je ne cherche pas à prévoir l’avenir, à inventer des problèmes de toutes pièces. J’anticipe le développement des soucis que l’on a déjà aujourd’hui. Pour moi c’est plus important de parler d’argent, de logement, que de ce que la science va nous permettre. Encore une fois, il ne suffit pas de savoir faire les choses pour qu’elles existent et soient accessibles.

Tu n’es pas très optimiste. La science-fiction d’aujourd’hui n’est-elle pas trop sombre ?

Il y a quelques années, on voyait paraître beaucoup d’histoires dystopiques. Aujourd’hui, au contraire, on est dans une parenthèse “inventons des futurs désirables”. De mon côté, je préfère penser des futurs hybrides dans la continuité de notre présent. Mon idée, c’est plutôt d’exprimer comment les gens arrivent à habiter des mondes assez merdiques où des possibilités de bonheur persistent, et d’essayer d’avoir une vision impure. Ce qui me dérange dans l’utopie, souvent, c’est qu’on retrouve des idéaux de pureté. Tout doit bien marcher, tout doit être parfait. Ce rôle du grand planificateur, j’y vois des pièges, même quand c’est fait en collectif. Cette idée qu’on va tout réorganiser, que tout va être mieux… je ne sais pas… j’y adhère politiquement, mais narrativement je ne sais pas.

D’ailleurs, dans ton livre, on a l’impression que ce que l’on gagne d’un côté, on le perd toujours de l’autre. Aucun lieu ne semble finalement pouvoir convenir…

On me demande souvent ce qu’est la science-fiction queer, et ce que peut le queer pour la science-fiction, etc. Le queer, c’est accepter d’habiter l’inhabitable. L’histoire des personnes queers c’est ça : aménager des petits lieux d’utopie au milieu de toute la merde. Mais c’est aussi reconnaître que rien n’est parfait, et aussi refuser la pureté dont je te parlais, défendue par le fascisme et l’extrême droite, qui souhaitent un monde sans étrangers, sans dissidences de genre, sexuelles, où chacun est à sa place et où tout va bien dans le meilleur des mondes. Cette urgence politique à défendre l’impureté, c’est ça pour moi la science-fiction queer, la littérature.

Il faudrait donc créer des "petits lieux d’utopie", repartir à zéro ?

Je ne crois pas que critiquer la technologie pour vivre dans une ZAD ou, au contraire, dire que la technologie va nous sauver et qu’on pourra tous vivre sur Mars soient vraiment des solutions. Il faut faire avec l’existant, le gérer, se dire “et si…” et pousser l’idée à l’extrême. D’ailleurs le monde est déjà en train de dire “et si”. Quand tu vas au supermarché, il n’y a plus personne pour scanner tes articles et te faire payer aux caisses. Il n’y a plus qu’à imaginer ce phénomène radicalisé.

C’est pour cela que tu as choisi la science-fiction pour ton premier roman ?

Ce qui m’intéresse, c’est de construire des mondes, avec des règles, et d’imaginer comment de petites choses interagissent, comment les gens vivent, prennent une douche, comment ils mangent, dorment…

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