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reportageLe meurtre d'une figure non-binaire soulève la question des queericides impunis au Mexique

Par Quentin Duval le 15/11/2023
Jesús Ociel Baena Saucedo était la première personne à avoir reçu un passeport non-binaire au Mexique.

Jesús Ociel Baena Saucedo, 38 ans, était la première personne à avoir reçu un passeport non-genré au Mexique, et la première personne non-binaire à accéder à la magistrature. Son meurtre, ce lundi 13 novembre, suscite une vive colère dans la communauté LGBTQI+ du pays, qui conteste la version officielle du "crime passionnel".

Avec son éternel éventail arc-en-ciel, son rouge à lèvre, sa cravate et sa jupe colorée, Jesús Ociel Baena Saucedo affirmait fièrement son identité de genre. Première personne à avoir reçu, des mains du ministre des Affaires étrangères, un passeport sans mention de genre, première personne non-binaire magistrate du Mexique – et même d’Amérique latine, d'après le journal El Pais –, ses tenues non-genrées arborées dans l’austère salle du tribunal électoral de l'État d’Aguascalientes (Nord) en avait fait une figure LGBTQI+ connue sur les réseaux sociaux. Ce matin du lundi 13 novembre, son corps sans vie a été découvert à côté de celui son partenaire, Dorian Herrera. Iel aurait reçu 20 lacérations portées par une lame de rasoir, dont une mortelle dans la carotide. Les premiers éléments de l’enquête, fournis par le parquet d’Aguascalientes, concluent à un "crime passionnel" : Dorian aurait assassiné la personne qui partageait sa vie avant de mettre fin à ses jours.

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Mais cette version des faits a aussitôt suscité la colère des collectifs LGBTQI+ dans le pays. À Mexico, et dans onze villes du pays, des milliers de personnes se sont rassemblées dès lundi soir pour rendre hommage au "magistrade", la version non-genrée de magistrat en espagnol. Une veillée politique qui s’est rapidement transformée en une manifestation pour exiger justice. Sur l’avenue Reforma, dans la capitale, bougies à la main et drapeaux queers sur les épaules, les manifestants se sont dirigés jusqu’au Palais national, siège de la présidence, au cri de "Crime passionnel = mensonge national". Les collectifs exigent que dans l’enquête sur cette double mort, la piste d'un crime de haine soit considérée. "Le président a indiqué que le gouvernement veillerait à ce que l'enquête du parquet d'Aguascalientes soit menée dans une perspective intersectionnelle et de genre", a promis sur X (ex-Twitter) Jesus Ramirez Cuevas, le porte-parole du président Andres Manuel Lopez Obrador.

Menaces contre Ociel

Si la première version officielle du crime soulève tant de doutes, c'est qu'Ociel faisait l'objet depuis quelques mois de menaces de mort, après l’assassinat d’un autre défenseur des droits LGBTQI+ dans la ville où iel exerçait. Des menaces qui lui valaient de vivre sous protection de la police d’État. Or la thèse défendue par les autorités se base uniquement sur le fait qu’il n’y aurait pas de signes d'effraction sur sa porte d’entrée. "Ils devraient rendre public les images de vidéosurveillance, suggère Temistocles Villanueva, premier député LGBT de la ville de Mexico. Cela me paraît suspect que dans un pays comme le nôtre, on arrive à des conclusions en quelques heures".

"C’est incroyable que tout le contexte soit mis de côté", s’insurge également Patricia Mercado, sénatrice du Mouvement citoyen (centre). Avec deux collègues, elle demande que l’enquête soit transférée au parquet général de la République. "Le parquet d’Aguascalientes a présenté la même journée deux versions contradictoires. La première faisait état de crime passionnel, ce qui est discriminant et re-victimisant. La seconde suggérait qu’iels s’étaient entretués. Nous ne pouvons pas faire confiance à l’enquête menée à Aguascalientes", explique l'élue, très active notamment dans la lutte pour l'interdiction des thérapies de conversion.

Queericides impunis au Mexique

Au Mexique, la justice est pointée du doigt depuis des années pour sa corruption systémique, alors que 95% des crimes restent impunis. Cette mort suspecte cristallise une fois de plus cette exigence de justice pour les personnes les plus vulnérables aux crimes de haine : les femmes et les LGBTQI+. Le pays est, après le Brésil, le deuxième au monde qui compte le plus de queericides. "Ce cas est représentatif d’un assassinat sélectif. Ce n’est pas n’importe qui, il s’agit de la personne non-binaire la plus visible et connue, représentant tout un groupe qui est apparu récemment dans la société, souligne le député Temistocles Villanueva. La démocratie est incomplète si toute la diversité de la population n’est pas représentée."

De fait, depuis sa prise de fonction en octobre 2022, Jesús Ociel Baena n'avait jamais cessé de défendre les droits des personnes LGBTQI+, en particulier les droits électoraux et l'existence légale des personnes non-binaires. Au sein du tribunal, iel avait défendu le "quota acoiris" destiné à faciliter faciliter l’intégration professionnelle des minorités sexuelles ou des personnes en situation de handicap. Sa fonction incarnait également l’espoir, pour toute une génération queer, de pouvoir accéder à des postes élevés en étant soi-même. "J’admirais l’expression totale de son identité, dans un espace aussi conservateur qu’est le pouvoir judiciaire. Iel n’était pas du genre à s'excuser pour ce qu’iel était, souligne Xoch Rodriguez, personne trans non-binaire de 30 ans, dans les rangs de la manifestation à Mexico. Nous ne devons pas rester muets. Il faut que cette mort s’accompagne d’un processus juste, sinon nous irons le chercher nous-même". Justice pour Ociel.

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Crédit photo : Eyepix / NurPhoto / AFP