Abo

interviewJohn Waters : "Le politiquement correct, c'est un privilège de gamin riche"

Par Franck Finance-Madureira le 30/12/2023
John Waters

[Entretien à lire dans le têtu· de l'hiver en kiosques ou sur abonnement] Le trash ne peut s’accomplir avec élégance, retenue et courtoisie ; le trash, c’est un acte d’humour violent. Et c’est ce que le réalisateur américain John Waters aura démontré tout au long de son œuvre, dans ses 12 films comme dans son premier roman sorti cette année, Sale Menteuse.

Subversif, provocant, singulier, John Waters est à l’image de son œuvre. Mais ses films, aux intrigues déconcertantes, trash, regorgeant de personnages fantasques et farfelus, portent avant tout sur le monde un regard déroutant et queer. Si le cinéaste américain de 77 ans n’a rien tourné depuis A Dirty Shame, sorti en 2004, on retrouve dans ses stand-up et ses livres, dont son premier roman, Sale Menteuse (Gaïa éditions), paru en début d’année en France, son besoin de susciter le rire et – parfois, souvent – le dégoût. Ce à quoi il s’échine depuis les underground Pink Flamingos et Female Troubles, qui mettent en scène Divine, l’aïeule de toutes les drag trash, jusqu’aux plus récents Hairspray et Cecil B. Demented. Avec son humour ravageur, le réalisateur se laisse interviewer avec plaisir, même si ses réponses s’affranchissent facilement des questions qui les précèdent, laissant libre cours à son esprit de contradiction. Mais ne vous laissez pas avoir par son goût pour les bons mots, surtout douteux, ses provocations réjouissantes dissimulent à peine sa sensibilité artistique et son ouverture à l’autre.

À lire aussi : Vincent Lacoste, GPA, Annie Ernaux, Kylie Minogue… au sommaire du têtu· de l'hiver

Voilà bientôt vingt ans que vous n’avez pas réalisé de film. Ça ne vous manque pas ?

John Waters : C’est parce que mes derniers films n’ont pas gagné d’argent ! Mais je n’ai pas arrêté de bosser pendant ces vingt ans : je me suis fait payer pour écrire cinq scénarios, mais qui n’ont jamais été tournés. Je n’ai jamais été autant occupé. Ce que j’aime le plus c’est raconter des histoires, et je crois être meilleur écrivain que réalisateur. Je n’ai jamais réalisé un film que je n’avais pas écrit; je crois que je ne pourrais pas le faire. Et je n’ai jamais lu un scénario écrit par quelqu’un d’autre, malgré les demandes de mon agent. La base de tout ce que je fais, c’est l’écriture. J’ai joué dans plusieurs films et cela ne me manque pas non plus ! Mais je serais heureux de le refaire. Et je peux écrire d’autres livres, cela me rend aussi heureux que de faire des films !

Quel regard portez-vous sur le cinéma de ces dernières années ?

Vous avez vu le dernier Avatar ? C’est bien la preuve qu’on peut tout faire au cinéma aujourd’hui ! Je l’ai beaucoup aimé parce que, quand on pense aux films d’il y a cent ans, on se rend compte du saut technique impressionnant. Et comme disait Cecil B. DeMille : “La technique, c’est utile quand on a échoué sur le style.” Quand on dit d’un film que la photo était géniale, pour moi, cela signifie que le film n’était pas bon. Aujourd’hui, tout est filmé en digital mais ce n’est pas aussi bien visuellement. Moi, j’ai toujours préféré les mauvais effets spéciaux, les trucs qui se voient parce qu’au moins les personnages ont l’air réels. Mais par principe, il ne faut jamais se plaindre et pleurnicher que c’était mieux avant, sinon ça veut juste dire qu’on est devenu un vieux con. C’est toujours ce qui va se passer demain qui est le plus intéressant.

Chaque année je publie mon top 10 dans la revue Artforum. Mon numéro 1 de 2022 était Peter Van Kant de François Ozon. J’adore Fassbinder, donc j’adore Peter Von Kant, et puis il y a Isabelle Adjani ! Et tout à coup, Hannah Shigula entre dans la pièce ! C’est un très bel hommage, très respectueux à Fassbinder qui serait certainement canceled aujourd’hui : ses petits amis se sont tous suicidés ! Et il n’était pas non plus très sympa avec les femmes… Mais j’adore son travail.

Selon vous, Fassbinder serait aujourd’hui une victime de la cancel culture ?

On me pose beaucoup ces questions, et je comprends bien pourquoi : la censure désormais vient majoritairement de la gauche ! Et de gens riches et essentiellement blancs ! Le politiquement correct, c’est un privilège de gamin riche. Ils ont raison pour pas mal de choses, mais je déteste les donneurs de leçons. On est en train de perdre. Plus on fait ça, plus les gens votent pour Trump, cela les met en colère. Et ça m’énerve beaucoup aussi parce qu’il faut choisir les batailles qu’on peut gagner, pas ces petits débats stupides. Cela nous rend tous moins libres.

Quel est le bon moyen pour apaiser les tensions ?

L’humour ! Faire de la comédie, se moquer de tout le monde, de toutes les règles. Je me moque des règles de mon monde, du monde gay. Il ne faut pas se moquer de ses ennemis car on ne gagne jamais en faisant passer son adversaire pour quelqu’un de stupide. Il faut parler à tout le monde et même à ceux avec qui on n’est pas d’accord.

Donc même si on parle toujours de trash ou de provocation, ce serait finalement l’humour la clé de voûte de votre œuvre ?

Complètement ! L’humour, c’est le meilleur moyen de faire en sorte que les gens écoutent, entendent. Je ne vais jamais écouter les propos politiques des gens de droite, des trumpistes, etc., sauf s’ils disent quelque chose de drôle, et ma réaction les désarme. Ça donne une chance de les faire avancer, et il y a une possibilité de changer le monde. Si on se contente de leur répéter qu’ils sont stupides, ils deviennent pires !

L’humour permettrait de créer du lien ?

Hairspray, par exemple, a dupé tout le monde. Des racistes l’adorent parce qu’ils n’ont pas compris que le film se moquait d’eux. On peut rassembler quand on fait quelque chose qui parle à beaucoup de gens. Nous avons tous beaucoup en commun, et l’art est important à ce titre.

À lire aussi : John Waters : "La colère sans humour, ça ne sert à rien, c’est de la bêtise"

Quel est le film dont vous êtes le plus fier ?

Je pense que Serial Mom était le meilleur. Et le meilleur avec Divine, c’est Female Trouble. Mais celui que je préfère moi, c’est Cecil B. Demented, parce qu’on préfère toujours celui qui a eu le moins de succès. C’est comme avoir un enfant à problèmes. Même si je ne les revois jamais, je reste fier de tous mes films. Mais tourner, ce n’est jamais amusant ! On n’a jamais assez d’argent, pas les plans qu’on voulait, untel ou unetelle ne sont pas venus, la météo n’est pas celle qu’on espérait… J’ai eu la chance de faire ce que je voulais pendant toute ma carrière, et tout ça parce que l’humour est international ! J’ai gagné de l’argent partout dans le monde parce que les gens voulaient gratter une carte à l’odeur de pet [son film Polyester était diffusé en Odorama avec cartes odorantes à gratter] !

Définiriez-vous votre œuvre comme queer ?

Je me demande toujours si Pink Flamingo est un film queer. Peut-être ! Mais si on fait attention, même s’ils sont considérés comme des classiques du cinéma queer, mes films ne comportent pas de personnages gays, à l’exception de Female Trouble, et ce n’est pas un personnage très poli.

Oui, mais il y a toujours une espèce de “queer gaze” puissant…

Tout le monde y est queer, dans le sens ancien de “bizarre” ou “étrange”. Ah, il y avait aussi un personnage gay dans Cecil B. Demented, mais il ne voulait pas l’être, c’était l’hétéro qui voulait être gay et était fâché de ne pas l’être. Je fais toujours des twists sur ces sujets, quelles que soient les règles édictées par les gays, par les gens de gauche. Je me fous des règles ! Et si mes films étaient queers, mon public, lui, n’a jamais été un public gay classique. C’était plutôt des gays qui ne s’entendaient pas bien avec les autres gays, des noirs qui ne s’entendaient pas avec les autres noirs, des bikers qui ne s’entendaient pas avec les autres bikers. C’étaient mes amis ! Tout le monde traînait ensemble avec des filles des banlieues riches, des gamins noirs, des jeunes gays… On voulait être des beatniks et vivre une vie de bohème. On l’a trouvée avec le LSD ! D’ailleurs j’en ai repris à 70 ans ! On était bien moins libres à l’époque et c’est pourquoi il y avait beaucoup plus de rébellion. Les queers ont la vie plus facile aujourd’hui que quand j’étais jeune.

C’est plus facile aussi pour eux de faire des films ?

Je ne sais pas… Les jeunes ne vont plus voir des films d’art et essai, ils veulent des adaptations de comics pendant que les vieux attendent chez eux une version karaoké de Harold et Maude ! C’est un nouveau monde et je ne suis pas contre ça ; la télévision est meilleure que jamais et je n’ai rien contre les plateformes comme Netflix. Je ne suis contre rien, et je suis pour qu’on voie les films de n’importe quelle manière. Il y a moins de personnes “old school” au pouvoir, moins de studios. Mais depuis le covid, une grande partie du public n’est pas revenue dans les salles de cinéma, surtout les plus âgés, ceux qui allaient voir des films d’auteur ou des films étrangers.

Pensez-vous qu’il soit possible d’être aujourd’hui aussi trash que vous l’étiez à vos débuts ?

Je ne sais pas si les gens disent encore trash, il doit y avoir un nouveau mot… Ce film français sorti en 2021, Titane, de Julia Ducournau, avec un père pompier et son fils qui dansent de façon homoérotique, est un bon exemple. Il est encore possible de faire des choses décalées et transgressives, comme le font aussi Gaspar Noé ou Bruno Dumont. Chacun doit trouver sa voie. Beaucoup essaient de choquer pour choquer et ça n’a pas grand intérêt. Je déteste quand les critiques parlent de films en disant qu’ils ressemblent aux miens, parce que quand je les vois, ils sont juste dégueulasses. OK, il y a une drag queen, mais cela n’a rien de révolutionnaire ! La série et le film Jackass de Johnny Knoxville sont sans doute les plus proches de mon travail, parce que c’est de l’anarchie dont il est question ; il aurait même pu manger de la merde – et je crois d’ailleurs qu’il l’a fait. C’est un devoir pour les jeunes de faire des films qui me choquent, me surprennent, me fassent rire. Le challenge, c’est de faire un film X ou interdit aux moins de 17 ans, mais sans sexe ni violence – sinon c’est trop facile. Il faudrait un propos et un humour complètement cinglés ou effrayants. D’ailleurs, ce que j’aimerais, c’est que quelqu’un fasse des remakes français de mes films. Qu’Isabelle Huppert reprenne le rôle de Serial Mom… Je verrais bien aussi Béatrice Dalle en Divine dans Pink Flamingos ou Louis Garrel en Cecil B. Demented kidnappant Catherine Deneuve.

Votre roman, Sale Menteuse, ferait un film incroyable mais relativement complexe à produire. Serait-ce l’occasion d’un retour derrière la caméra ?

J’ai une option d’une grosse production et je suis en train de travailler sur le scénario. On verra, car comme vous le savez, à Hollywood, il y a beaucoup d’obstacles à franchir pour y arriver. Entre A Dirty Shame et aujourd’hui, j’ai eu quatre contrats hollywoodiens avec des grosses productions, notamment pour des suites de Hairspray, ou pour un autre projet qui s’appelait Fruit Cake, un film de Noël pour enfants. Donc j’ai beaucoup travaillé ! Et j’ai écrit trois livres, fait 40 spectacles de stand-up, des expositions… Je n’ai jamais été aussi occupé de ma vie, et, à l’opposé des Français, je ne veux pas prendre ma retraite ! Mais la seule différence avec avant, c’est que je ne finance plus mes projets moi-même. Je ne demande plus d’argent à mes amis. S’il fallait que je le refasse, je ne m’en sortirais pas.

Vous avez déjà pensé à votre casting ?

Je ne peux pas en parler, les agents de comédiens n’arrêtent déjà pas de m’appeler. Je sais qui je veux pour le personnage de Marsha, mais pas encore pour celui de Daryl. En tout cas, je me garde le rôle de son pénis ! Je fais beaucoup de doublage, notamment pour Disney, et je gagne bien ma vie, donc pourquoi pas faire la voix du pénis. Cela me fera toujours un cachet en plus !

Même si vous n’avez pas fait de film depuis longtemps, votre public se renouvelle…

Mes films sont plus faciles à voir aujourd’hui, et passent même à la télé. Lors de la dédicace de mon livre à Paris, la moitié des fans avaient moins de 20 ans. C’est plutôt pas mal de renouveler son public quand l’ancien est en train de mourir ! Et tout ça, c’est grâce à l’humour. Quand quelque chose est drôle, c’est drôle – peu importe l’âge. Mon public est intelligent, curieux et en colère, il s’habille bien, il a le sens de l’humour et il est exigeant.

C’est compliqué de vieillir quand on est gay ?

C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, non ? Et puis la gérontophilie existe, il y a des wrinkles queens [“folles avec des rides”]. Je cherche des gens qui aiment les gentlemen aux cheveux blancs et les mamies glamour, et préfèrent être le plus jeune des deux. Après il y a la nécrophilie ! Dans mes spectacles, je dis être OK pour qu’on me déterre pour faire du sexe, mais seulement pour une pipe, pas d’anal.

Êtes-vous amoureux ?

Je l’ai été. Beaucoup. Je crois que j’ai été amoureux six fois dans ma vie, et c’est pas mal à 77 ans.

Le sexe et l’amour, c’est lié pour vous ?

Cela peut l’être. Les deux sont importants. L’amour est probablement la seule chose dont on se souvienne après la mort de quelqu’un, donc c’est important ! Et le sexe aussi ! Je pense que les vieux ont autant envie de sexe que les jeunes, que ça reste toujours aussi important. J’espère baiser le jour de ma mort ! Je ne veux pas louper ça !

Il n’y a jamais eu beaucoup de sexe dans vos films…

Quand il y en a, c’est ridicule. Je pense que personne ne se masturbe devant mes films. On dit que la vie sexuelle est drôle, sauf la sienne.

Comment voyez-vous l’évolution des droits des femmes et des personnes LGBTQI+ aux États-Unis ?

Je suis pour, bien sûr, mais je pense aussi que le progrès c’est de pouvoir dire que des films gays sont mauvais ou que la musique gay est assez nulle. Être gay, c’est un bon début mais ce n’est pas suffisant : il y a des connards gays ! J’adore qu’aujourd’hui les jeunes puissent être gays une semaine et pas gays la suivante sans qu’on en fasse toute une histoire. Mais, à un moment, il faut bien sucer des bites, donc mieux vaut que ça tombe la bonne semaine ! Dans Sale Menteuse, l’un des personnages est un type hétéro mais avec un pénis gay. Sa sexualité est un combat intérieur. Quand il dit non, c’est un demi-non ! On pourrait croire que c’est le cerveau qui contrôle le pénis mais on dit que les hommes sont contrôlés par leur pénis, donc je ne suis pas sûr de savoir qui a vraiment le pouvoir.

Concernant les droits des femmes, en tant qu’homme gay, l’avortement est quelque chose qui n’est pas présent dans ma vie. Je ne vais pas mettre qui que ce soit enceinte. Je n’ai jamais eu à lutter sur ce sujet, mais j’ai récemment reçu trois diplômes de docteur honoraire d’université. En tant que docteur, je vais commencer à pratiquer des avortements ! Alors venez tous à Baltimore, vous pourrez avorter, même tardivement.

Pensez-vous souvent à Divine, décédée en 1988 ?

Je ne me suis jamais remis de sa mort. Je vois Divine aujourd’hui en chaque drag queen, chez RuPaul ou ailleurs. Elles ont toutes un côté un peu fou, un peu dangereux sans vouloir jouer à Miss America. Divine était plus que ça, elle avait un côté Lizzo avant Lizzo ! Je n’ai jamais dirigé d’autres drag queens dans mes films. Aujourd’hui je suis peut-être plus fasciné par les drag kings. Mais il y a un personnage de drag dans Sale Menteuse, donc il en aura une dans le film. J’ai acheté une concession à côté de la tombe de Divine, Mink Stole [actrice présente dans presque tous les films de John Waters] aussi, on va appeler l’endroit “Disgraceland”.

À lire aussi : "L’idée du gay rebelle me manque" : rencontre avec Bret Easton Ellis

Crédit photo : Daniel Dorsa pour Buzzfeed