Abo

histoirePionnière de la cause trans, Marie-Andrée Schwindenhammer

Par Diane de Vignemont le 29/03/2024
Marie-André Schwindenhammer

Fondatrice dès 1965 de la première association trans en France, Marie-Andrée Schwindenhammer eut une vie rocambolesque qui la mena des champs de bataille à la prison, puis aux cabarets de Paris où elle a connu Coccinelle et Bambi.

Un pantalon corsaire laissant deviner des bas de soie. Une chemise en flanelle jaune citron, fermée au col par une délicate broche montée d'un camée. Des cheveux blonds, coupés court en prison, égayés d’une natte pastiche portée au creux de la nuque. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, les lèvres rouge pivoine, Marie-Andrée Schwindenhammer toise ses juges. Nous sommes en 1948, à la chambre correctionnelle du Palais de justice de Paris. Celle que l’on surnomme à l’époque "la trompeuse blonde" est poursuivie en justice pour la quatrième fois, pour usurpation d’identité.

À lire aussi : De Bambi à Romain Brau, Madame Arthur perpétue le cabaret queer à la française

"Marie-Andrée est un personnage haut en couleurs à la trajectoire romanesque", s’émerveille Maxime Foerster, auteur de Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels (sic) en France. Le chercheur – un des rares à s’être intéressé à cette pionnière du militantisme trans – en sait pourtant très peu sur la jeunesse de Marie-Andrée. "Son parcours interroge par ses zones d’ombre", insiste-t-il. Dans son ouvrage, on apprend qu'elle naît en 1909 dans une famille de la haute bourgeoisie vosgienne. Assignée homme à la naissance, elle effectue son service militaire obligatoire, tour à tour artilleur et aviateur en Champagne. Puis obtient un diplôme d’ingénieur radio-électricien à Lille. Sur les vingt ans qui séparent ses études de son procès en 1948 : mystère.

Les mille vies de Marie-Andrée

Pour en savoir plus, il faut se plonger dans les archives du siècle dernier. Dans les coupures de presse, en partant de son nom de naissance, on découvre que Marie-Andrée Schwindenhammer est en réalité une figure omniprésente dans la France des années 1930 et 1940. Le travestissement est alors illégal, et la quête d’identité de la jeune femme défraie régulièrement la chronique.

La presse révèle que Marie-Andrée exprime son identité féminine dès 1933. "Empruntant" les papiers et le nom de jeune fille d’une amie, elle quitte sa Lorraine natale pour le Sud, en jupons et chapeau à plume. Dès son arrivée, "Suzanne Thiébaut" s’entoure d’alliés de poids, dans les forces de l’ordre, pour ancrer son identité de genre dans un semblant de légalité – un modus operandi qu’elle reprendra tout au long de sa vie. À Cassis, elle se fait ainsi embaucher chez un commissaire de police comme nourrice et femme de chambre. À Marseille, elle a une liaison avec un gendarme. L’un comme l’autre, honteux de n’y avoir vu que du feu, vanteront devant le tribunal son passing et sa droiture, après sa première arrestation en 1933 pour usurpation d’identité. Marie-Andrée est alors emprisonnée, et la France se prend de passion pour les aventures de "La Belle Suzanne".

À sa sortie de prison, Marie-Andrée reprend le chemin des Vosges. Sous son nom de naissance, Georges Marie André, elle se marie et a un fils. À peine cinq ans plus tard, elle quitte la maison familiale et reprend son identité féminine. Elle vit alors dans un état d’exil perpétuel, fuyant les regards des curieux et les dénonciations qui s’ensuivent. Très vite, elle passe du statut de marginale à celui de délinquante. Mettant à profit son excellent passing, elle dévalise les maisons bourgeoises et les hôtels de luxe, changeant d’expression de genre comme de chemise pour échapper à la police. Questionnée sur le passé complexe – dont elle ignorait tout – de cette militante de la transidentité, la réalisatrice et militante trans Christine Rougemont relativise : "Quand vous vivez dans un monde qui vous refuse, vous vous adaptez !"

Marie-Andrée chwindenhammer est une des premières militantes trans
Crédit photo : Collection Zoummeroff/Criminocorpus

De la prison aux champs de bataille

Recherchée à travers la France, Marie-Andrée est arrêtée en 1938. Lors de son procès, elle produit une première série de justifications à sa transidentité, reprises en long et en large dans la presse internationale. Elle raconte s’être travestie pour la première fois pendant son service militaire afin de rassurer une petite amie jalouse de son succès. Puis avoir continué pour prouver sa valeur aux services secrets, "qu’elle rêv[ait] de rejoindre depuis [s]a tendre enfance".

Condamnée à un an de prison ferme, Marie-Andrée sort de prison lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Appelée dans les Dragons sur la ligne Maginot, elle est faite prisonnière par les Allemands. Les archives du Service historique de la Défense révèlent que le jeune capitaine s’échappe de prison… en empruntant les vêtements d’une femme de ménage. Après avoir fait évader plusieurs centaines de codétenus sous son identité féminine, Marie-Andrée se procure des faux papiers au nom de Jacqueline Solas, grâce auxquels elle raconte avoir fait passer la ligne de démarcation à des dizaines de membres de la Résistance. Repassant régulièrement dans les Vosges sous son identité masculine, elle monte une entreprise qui prodigue des emplois fictifs aux jeunes hommes souhaitant échapper au service du travail obligatoire en Allemagne (STO). Arrêtée et emprisonnée en 1943 pour escroquerie, elle s’échappe un an plus tard lorsque l’aviation américaine bombarde Nancy. Elle prend alors la route de Paris et s’engage dans les Forces françaises de l’intérieur (FFI) avec le grade de capitaine.

Les archives suggèrent qu’elle travaille un temps pour les services secrets, sans qu'il soit possible d'en savoir davantage. Son engagement résistant lui vaut ses tout premiers papiers d’identité en adéquation avec son genre, trente ans avant son changement d’état civil. En 1945, sur la carte de combattant volontaire qu’elle obtient auprès de la préfecture de police, la mention "monsieur" est en effet barrée d’un trait, remplacée par "madame".

"Ma robe a sauvé la France"

En 1947, son quatrième passage devant le tribunal, pour escroquerie et usurpation d’identité, se mue très vite en un procès pour travestissement. "Le Palais de Justice n’est pas un Music Hall !" titre le journal de droite L’Aurore. De peur qu’elle ne séduise ses codétenus, le président du tribunal la place à l'isolement et demande à un coiffeur de la "remettre au masculin". Cette humiliation marque le point de départ du militantisme de Marie-Andrée, qui lance un ultimatum dans France-Soir :"Mes jupons ou je fais la grève de la faim !" Face à l’engouement médiatique pour "l’émule du chevalier d’Éon" – un agent secret de Louis XV dont la pratique du travestissement fît scandale à l'époque et pose la question de son identité de genre  –, le juge l’autorise à féminiser son uniforme de prisonnier lors de son procès. Marie-Andrée se procure des bas de soie et des espadrilles féminines, réclame ses bijoux, du fond de teint, du rouge à lèvres et une (fausse) natte de cheveux blonds. Condamnée à quatre mois de prison ferme pour escroquerie et usurpation d’identité, elle fait appel et réussit l’impensable : faire sauter la seconde condamnation.

"La robe n’est pas un déguisement pour moi : elle entre dans mon moi, ma vraie personnalité. La robe contribue à un harmonieux équilibre de tout mon être."

Marie-Andrée réclame alors le "droit à la robe" en signe de reconnaissance pour son engagement résistant : "Ma robe a sauvé la France – honneur à la robe !" s’écrie-t-elle. Et d'ajouter : "La robe n’est pas un déguisement pour moi : elle entre dans mon moi, ma vraie personnalité. La robe contribue à un harmonieux équilibre de tout mon être." Appelé à la défense par son avocat, un psychiatre explique sa transidentité par un "trouble hormonal glandulaire".

"Si cette rhétorique médicalisante a fonctionné, c’est qu’elle fait appel à la compassion et au devoir d’assistance de la société plutôt qu’au jugement et à la condamnation", explique Maxime Foerster. Et ça, Marie-Andrée l’a très bien compris : pour entériner l’existence des personnes trans auprès des autorités, la thèse du trouble hormonal devient sa botte secrète, qu’elle poussera à l’extrême lors de sa procédure de changement d’état civil en 1975. Au psychiatre qu’on l’oblige à consulter, elle raconte avoir été capturée par les Allemands, emprisonnée au camp de concentration du Struthof (Alsace) et avoir été victime d’expérimentations hormonales qui la transformèrent en femme. Et elle répètera cette fable toute sa vie durant.

Au service de la communauté trans

"Elle savait jouer avec brio du sentiment de culpabilité des autorités françaises", explique Bambi, meneuse de revue et écrivaine trans, qui a très bien connu Marie-Andrée. Loin de se contenter de victoires individuelles, cette dernière troque en 1948 la marginalité de sa jeunesse pour une seconde vie en tant qu’infirmière, au chevet de la communauté trans naissante. Au volant de son camion, elle approvisionne en champagne les médiatiques cabarets Le Carrousel et Madame Arthur. En coulisse, cette doyenne de la transidentité livre ses secrets aux figures montantes du Paris transgenre – notamment le rôle des œstrogènes, alors en vente libre en pharmacie. "C’est elle qui a révélé à Coccinelle la possibilité d’une transition hormonale !" confie Bambi. Marie-Andrée oriente les personnes trans parisiennes vers des médecins susceptibles de les aider dans cette démarche. Elle ouvre même dans le 17e arrondissement de Paris une clinique d’épilation définitive à l’électrolyse. Véritable QG de la sociabilité trans de l’époque, ce cabinet devient en 1965 le siège de l’Association d'aide aux malades hormonaux (Amaho), qu'elle vient de créer.

Entourée d’avocats et de médecins, Marie-Andrée se dépense alors pour les personnes trans qui, comme elle dans sa jeunesse, doivent vivre dans l’illégalité. Pour les aider, elle s’inspire de sa propre épopée dans le maquis des textes de loi. Elle sait de source sûre que la seule manière de faire tolérer la transidentité est alors de la présenter comme un trouble subi. Ainsi, pour l’Amaho, les trans "doivent être traités avec humanité et déférence, comme tout malade". Marie-Andrée s’ancre alors dans une thèse à la mode selon laquelle la multiplication des troubles hormonaux s’expliquerait par la présence d’hormones dans la viande d’élevage. À l’époque, déjà, cette surmédicalisation de la transidentité ne fait pas l’unanimité. "C’était absolument ridicule, insiste Bambi, qui a toujours refusé de rejoindre l’association, mais le pire, c’est que ça a marché !"

"S’il n’y avait pas eu la carte de l’Amaho, plein de filles ne seraient jamais sorties du bois."

Dès sa création, l’Amaho distribue des cartes d’adhérent·e qui ressemblent de très près à des cartes d’identité : ses membres peuvent ainsi vivre un peu plus en adéquation avec leur genre. Marie-Andrée Schwindenhammer veut compenser la lenteur de l’administration et pose à sa façon les jalons du militantisme trans dans la France des années 1960 et 1970. "S’il n’y avait pas eu la carte de l’Amaho, plein de filles ne seraient jamais sorties du bois”, soutient Christine Rougemont.

Le 24 mai 1981, Marie-Andrée meurt dans un accident de la route. Dans Libération, sa nécrologie plaide pour plus de reconnaissance envers cette "ennemie de l’injustice" qui s’est battue jusqu’à la fin pour "faire sortir les transsexuels (sic) de l’abîme juridique". L’Amaho, dont les idées sont largement dépassées, disparaît après sa mort. Inhumée près de Chartres sous son deadname, Marie-Andrée Schwindenhammer fut traversée par certains paradoxes déchirants liés à la vision de la transidentité de l'époque. "Vous ne pouvez pas lui rendre de plus bel hommage que de faire parler d’elle", glisse Bambi, qui salue la mémoire de cette pionnière en son genre.

À lire aussi : Mort de Cecilia Gentili, actrice de "Pose" et icône de la communauté trans new-yorkaise

Crédits : Collection Zoummeroff/Criminocorpus

histoire | Nos héros | transidentités | militantisme