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reportageBretagne : avec la mort de Stéphane, Vannes perd son seul bar gay

Par Youen Tanguy le 10/05/2024
La devanture du bar gay "Dans un autre monde", à Vannes.

Stéphane Le Guennec, patron depuis 21 ans du seul bar gay de Vannes (Morbihan), baptisé "Dans un autre monde", est décédé brutalement en mars. Il aura marqué l’histoire LGBT+ de la ville, en offrant un espace sûr à sa famille choisie ainsi qu'en soutenant les actions militantes ou de prévention du VIH.

C’est un petit bar gay, installé dans une ruelle de Vannes, à l’abri des regards. Des passants n'osant pas s’y arrêter la première fois, puis passant une tête à la fenêtre et jetant un œil aux horaires… "Celui-là, il va bientôt revenir", glissait parfois Stéphane Le Guennec, le patron, à son ami Jérôme. Et puis, un jour, on se décide enfin à pousser la porte, direction "Dans un autre monde", comme le proclame la devanture.

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L’établissement, qui avait ouvert en 2003, a perdu son lumineux et charismatique patron le 17 mars. "Il nous a malheureusement quitté ce matin", a sobrement annoncé sa famille sur Facebook, entraînant de nombreuses réactions. Un hommage lui a aussi été rendu quelques jours plus tard, devant la vitrine du bar, où quelque 150 personnes de tous âges sont venues déposer des fleurs et laisser quelques mots.

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Car Stéphane était avant tout un enfant de la région. Il a grandi à une trentaine de kilomètres de Vannes, dans la commune de Muzillac, avec deux frères et sœurs. Chef cuisinier de formation, il rencontre son ex-conjoint il y a une trentaine d’années dans un restaurant où ils travaillent tous les deux. Dix ans plus tard, ils décident d’ouvrir Dans un autre monde. "Il n’y avait plus de bar gay depuis deux ans à Vannes, retraçait Stéphane Le Guennec dans Ouest France l’été dernier. On a cartonné." L’établissement, à la déco un poil kitsch et aux néons multicolores, devient un lieu incontournable de la communauté LGBTQI+ de la ville, et au-delà. "Certaines personnes faisaient des centaines de kilomètres pour venir chez lui", se souvient Carole, sa voisine et amie.

Un lieu pour être soi

Trois ans après le lancement, le couple se sépare mais Stéphane garde la direction du bar. “Alors qu'il avait accepté de s'installer ici pour faire plaisir à son ex, observe dans un sourire son ami Jérôme. Le bar est finalement devenu son bébé.” Carole renchérit : “C'était sa seule activité.” Récemment, ses amis l’avaient poussé à fermer deux jours par semaine pour prendre du temps pour lui. Sa mission de vie, c’était de rendre les autres heureux”, souligne Sundy, sa nièce. Pour lui apporter son bonheur à lui, il suffisait de faire résonner la voix de Céline Dion dans les enceintes de son bar. Il finissait d’ailleurs toujours les soirées avec le morceau “Dans un autre monde”. “Quand René [l’époux de la star] est mort, c’était dramatique, se remémore Sundy en éclatant de rire. C’était comme si c'était son mari à lui qui venait de mourir.” Certains de ses clients profitaient d'ailleurs de son obsession pour gratter des minutes d’ouverture supplémentaires. “On savait que Stéphane ne couperait jamais une chanson de Céline, s’amuse Jérôme. Alors on les passait en boucle pour qu’il ferme plus tard.”

Tous ceux qui ont connu Stéphane décrivent un homme haut en couleur, “solaire”, “généreux”, “humble”, “drôle” et surtout “gentil”. “C’était un grand enfant, il détestait l’idée de vieillir”, développe Jérôme, avec qui il partait tous les ans en vacances au soleil. Carole résume dans un rire : “Un mélange de Claude François, de Peter Pan et de Régine.” Matthieu Stéphant, client de la première heure et président du conseil de région de Aides Bretagne, rapporte qu'“il avait un surnom pour tout le monde : ‘Mon petit chat’, ‘mon petit cœur’, ‘mon lapin’, ‘mon loulou’…” Michelle, une autre cliente, garde l’image d’un homme “très taquin”, mais aussi d'une grande aide : "J’étais complètement perdue avant de venir ici, confie cette quinquagénaire qui a entamé sa transition il y a cinq ans. Je savais que j’étais trans, mais je ne savais pas comment vivre pleinement cette identité.” La première fois qu’elle sort “habillée en femme”, c’est dans ce bar qui promet un autre monde : “Je suis devenue une femme chez Stéphane.”

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Dans la préfecture du Morbihan (Bretagne) comptant 50.000 habitants, le bar est aussi bien sûr un lieu de rencontres. “C’est parfois compliqué de rencontrer des gens dans des villes de taille moyenne, parce que tu retombes vite sur tes ex, les ex de tes ex ou les potes de ton ex, s’amuse Kevin, client du bar et cofondateur de Liberty Max, une association LGBTQI+ locale. Alors ces lieux communautaires sont très importants.” Tous les jeudis soirs, c'était soirée Facteur. Le principe est simple : à l’entrée, chacun se voit attribuer un badge avec son prénom ou un numéro, puis doit écrire un petit mot à destination d’un autre client. C’est le patron qui joue le rôle du “facteur” et se charge de faire passer les messages. “C’est là que j’ai rencontré l’homme avec qui j’ai vécu ma plus belle histoire, témoigne Matthieu Stéphant. On avait vraiment la liberté d’être soi, sans jugement. Ça facilite les rencontres.” Et pas que pour les hommes gays : le vendredi était un jour très prisé des lesbiennes, et on retrouvait de nombreux commerçants le dimanche ou le lundi.

“Un militant dans l’âme”

Cette générosité, Stéphane la mettait aussi au service de la cause. “Depuis le départ, il s’est montré très engagé dans la lutte contre le VIH/sida, rapporte Matthieu Stéphant. C’était un militant dans l’âme. Il nous accueillait toujours, même en le prévenant deux heures avant.” Stéphane prêtait même son appartement pour les dépistages. “Ce n’est pas toujours facile d’aller seul dans un centre ou à l’hôpital pour se faire dépister, expliquait-il à nos confrères de Ouest France. On s’est donc mis d’accord et je leur mets mon appartement à disposition. Ils installent également le camping-car à côté.” Il affichait aussi les campagnes de prévention, mettait à disposition des capotes et du gel, et laissait les militants de Aides distribuer du matériel pour la consommation de produits psychoactifs. “C'était logique pour lui de faire ça”, analyse sa nièce Sundy, même si Stéphane ne semblait pas avoir conscience de l’importance de son bar pour la communauté LGBTQI+. “Avant, on me disait : ‘Heureusement qu’il y a ton bar’, confiait-il à Ouest-France. Maintenant, les gays et lesbiennes vont partout et c’est tant mieux. L’époque où mon bar était un refuge est terminée.”

“Sa disparition va considérablement impacter notre action militante", estime au contraire Matthieu Stéphant. “Son bar était encore un refuge pour beaucoup de gens ici, notamment les jeunes, abonde le premier adjoint au maire, Fabien Le Guernevé. “Vannes perd avec lui l’un de ses seuls espaces sûrs pour les personnes LGBT+”, estime quant à lui Guillaume Auffret, conseil municipal d'opposition (Renaissance) engagé sur ces questions dans la ville. Beaucoup de ses clients déclarent que la mort de Stéphane Le Guennec “est un peu comme perdre un membre de sa famille”. Car comme le rappelle Sundy, “Stéphane avait deux familles : celle du sang et celle du cœur”.

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Crédit photo : Youen Tanguy pour têtu·

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