idéesInterview : Sarah Schulman pour "L'homophobie familiale et ses conséquences"

Par Blanche Ribault le 10/05/2024
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L'ouvrage de l'essayiste, romancière et militante lesbienne américaine Sarah Schulman, Les liens qui empêchent. L’homophobie familiale et ses conséquences, est enfin traduit en français. L'occasion d'évoquer ensemble ses écrits, mais également son parcours et son engagement pour la mémoire LGBT.

Sarah Schulman a grandi dans le New York des années 1960, entourée de personnes LGBT et des mouvements Black Power et de libération des femmes. Elle s’est battue pour le droit à l’avortement, a cofondé les Lesbian Avengers – à l’origine de la première Dyke March ("Marche gouine" créée en 1993) –, s'est illustrée dans la lutte contre le sida auprès d’Act Up et milite aussi pour la cause palestinienne. Autrice de romans lesbiens comme Après Delores et Rat Bohemia, ou d’essais comme La gentrification des esprits, qui fait le lien entre la crise du sida et la gentrification urbaine, elle publie pour la première fois en français Les liens qui empêchent. L’homophobie familiale et ses conséquences (éditions B42), quinze ans après sa parution aux États-Unis. Elle dissèque dans cet ouvrage les mécanismes de reproduction de l'homophobie au sein des familles.

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  • Votre essai Les liens qui empêchent vient de paraître en France, quinze ans après sa parution aux États-Unis. Comment la situation a-t-elle évolué entretemps ? 

J’ai dû inventer l’expression "homophobie familiale". C’était l’expérience queer la plus courante, et pourtant elle n’avait jamais été nommée. Aujourd’hui, beaucoup de familles soutiennent leur enfant queer, même si je pense que la plupart préfèreraient qu’il soit hétéro. Auparavant, la contre-culture servait de refuge lorsque la famille et la société étaient hostiles aux queers, mais sa récupération commerciale lui a fait perdre son intégrité. 

Pour ma famille – je suis née dans une famille patriarcale ayant subi l'Holocauste –, le fait que je sois lesbienne était une catastrophe, car cela signifiait pour eux ne pas remplir mon devoir de perpétuer la lignée juive. Quand j'ai parlé de l'homophobie de mes parents à un conseiller de mon lycée, il m'a juste répondu "Ne dis pas aux autres que tu es lesbienne", au lieu d’intervenir auprès d’eux. 

  • C’est effectivement l’idée centrale du livre : la solution à l’homophobie familiale et à toute forme d’oppression serait "l’intervention d’un tiers"… 

Une famille qui maltraite un membre queer ignore souvent que celui-ci est aimé et respecté dans sa communauté. J’encourage à intervenir auprès des familles. J’écris actuellement sur la solidarité, qui découle de cette notion d’intervention d’un tiers. Il y a un concept traditionnel de gauche de la solidarité : les ouvriers qui s’unissent, les femmes pour le droit à l’avortement… Mais face à un pouvoir puissant, une autre solidarité est nécessaire : celle des individus qui ne sont pas aussi opprimés mais peuvent écouter, et prêter main-forte, afin de créer assez de pouvoir pour opérer un changement. 

  • Dans Le conflit n’est pas une agression, vous différenciez les deux termes. En quoi l’instrumentalisation et la surexploitation du mot "agression" sont-elles préjudiciables aux minorités réellement victimes ? 

L’agression, ou l’abus, c’est exercer du pouvoir sur quelqu’un. Le conflit, lui, implique une lutte de pouvoir dans laquelle vous pouvez changer la donne. Le véritable abus est sous-estimé, privant ainsi les victimes d’oppression du soutien nécessaire, tandis que la fausse accusation d’abus – lorsqu’il s’agit en fait d’un conflit – est sur-estimée. Au Canada, par exemple, si vous êtes séropositif, la loi vous oblige à le dire avant tout rapport sexuel, même si le traitement médical standard rend toute transmission impossible. La personne faible est présentée à tort comme une menace. C’est de l’abus, et c’est ce que l’on voit aussi aujourd’hui à Gaza : les Palestiniens, qui n’ont ni gouvernement national, ni armée, sont constamment présentés comme une menace alors qu’ils sont en danger.  

  • Vous avez rejoint Act Up en 1987. Que faisiez-vous à l'époque ? 

J’ai arrêté l’université et suis devenue journaliste pour la presse gay et féministe à 21 ans, en 1979. J’ai commencé à couvrir les enjeux sociaux du sida dès le début des années 1980. Environ 40.000 personnes étaient mortes, le gouvernement ne faisait rien, et en 1986 la Cour suprême a décrété que le sexe gay continuerait d’être illégal.  Ça a tout changé : les gens étaient tellement en colère qu’ils se sont politisés, et la première antenne d’Act Up a été créée à New York en 1987. J’écrivais donc sur le sida depuis cinq ou six ans quand j’ai rejoint le mouvement. 

  • Vous avez ensuite co-créé le Act Up Oral History Project en 2001. Comment ce projet sur l'histoire orale d'Act Up est-il né ?  

En 2001, lors du 20e anniversaire de l'apparition du sida, j’ai entendu à la radio : "Au début, les États-Unis avaient du mal avec les personnes séropos, mais ensuite ça a changé." Il y a toujours ce mythe selon lequel les personnes de pouvoir, bienveillantes, peuvent soudainement réaliser que les choses devraient être un peu différentes pour les personnes opprimées et leur apporter, par bonté, un changement. Le cinéaste Jim Hubbard et moi-même avons ressenti la nécessité de prendre les choses en main : nous avons créé le Act Up Oral History Project, une collection d’interviews menées pendant dix-huit ans auprès de 188 membres survivants d’Act Up, accessible en ligne. Depuis, notre site a accueilli 14 millions d’utilisateurs. Jim a réalisé le documentaire United in anger, basé sur nos entretiens. Puis en 2021, j’ai publié Let the record show, un livre sur l’histoire d’Act Up. Tout ça a débuté dans ma vingtaine. 

  • Aujourd’hui encore, vous luttez contre le remplacement de la mémoire. C'est le combat d'une vie ? 

Tout à fait. J’ai grandi dans une famille où être une fille n’était pas considéré comme une bonne chose. C’est pourquoi le projet de ma vie est de remettre en question l’idéologie dominante présentée comme neutre et  objective, et de montrer qu’en réalité il s’agit d’une question d’intérêt et de subjectivité. Beaucoup de nos amis sont décédés. Nous avons senti le poids de leur disparition sur nos épaules et la responsabilité de faire ce travail de reconstitution de l’histoire. Des milliers de personnes se sont battues jusqu’à leur dernier souffle pour contraindre le pays à changer contre son gré : il n’y a pas de changement sans conflit. Le plus important à propos d’Act Up n’est pas la nostalgie, mais le succès du mouvement.

  • En tant qu’écrivaine, l’un de vos grands combats a été de rendre la vie lesbienne partie intégrante de la littérature américaine…  

Mon oeuvre majeure est toujours en cours : apporter du contenu lesbien authentique dans la littérature et le théâtre. Il est devenu plus difficile que jamais de publier aux États-Unis, notamment des contenus lesbiens. Mais je n’abandonne pas. C’est en quelque sorte mon combat ultime…

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Crédit photo : Sarah Schuman

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