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histoireCleews Vellay : contre le sida, la courte vie héroïque de "la Présidente" d'Act Up-Paris

Par Morgan Crochet le 29/03/2024
Portrait de Cleews vellay, président d'Act Up-Paris mort en 1994

[Article à lire dans notre dossier spécial "40 ans de lutte anti-sida" du magazine du printemps] "Reine des Quetsches" et "présidente" iconique d'Act-Up-Paris, Cleews Vellay est mort du sida il y a trente ans, le 18 octobre 1994, au plus fort de la lutte contre le VIH dont il a marqué l'histoire militante.

En septembre 1994, un mois avant sa mort, Cleews Vellay assiste à sa dernière assemblée générale d’Act Up. Il sait qu’il ne lui reste que peu de temps, mais aussi le découragement qui ne manquera pas de suivre sa disparition. L’avenir de l’association à laquelle il a consacré ses dernières années est en jeu. Alors il se tient là, devant la foule des militants, sa perfusion à la main, avec son visage d’ange épuisé, "présidente" pour quelques minutes encore. Fidèle à lui-même, il donne tout, y compris l’énergie qu’il n’a pas et qu’il aurait pu – qui le lui aurait reproché ? – tenter de recouvrer pour lui-même. “Même quand sa santé s’est dégradée, il a continué à corps perdu, alors qu’on lui disait de se ménager tout le temps ! confie Christophe Martet, qui va lui succéder à la tête de l’association. Alors quand on l’a vu débouler avec sa perf… c’était impressionnant. Il y avait au moins 300 personnes, à qui il gueulait de continuer, de ne pas se déchirer.” L’ambiance, comme souvent, est tendue.

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Cleews Vellay a rejoint Act Up-Paris dès l’année de sa création, en 1989, par Didier Lestrade, Luc Coulavin et Pascal Loubet, inspirés par son homologue américaine. Il a 25 ans et a découvert sa séropositivité en 1986, lors de son premier test. “C’était la personne la plus timide du groupe, confie Didier Lestrade dans le documentaire de Brigitte Tijou, Portrait d’une présidente. On était quinze à peine et il était littéralement terrifié à l’idée de prendre la parole.” Auprès de Philippe Labbey, son compagnon, qu’il a rencontré à son arrivée dans l’asso, il ne tarde pas à s’imposer aux réunions hebdomadaires, les fameuses RH fidèlement retranscrites par Robin Campillo dans le film 120 Battements par minute. D’abord responsable du groupe d’action publique, chargé des manifestations, Cleews est élu président d’Act Up-Paris en 1992. Encouragé par Luc Coulavin à prendre la parole, sa timidité s’est depuis longtemps envolée pour laisser exprimer sa colère, parce qu’il veut vivre et aime la vie pour ce qu’elle est : "Je n’ai pas appris la beauté de la vie parce que je suis séropo, j’ai appris la beauté de la vie parce que je vis !"

Cleews, folle, prolo et radical

Abandonné par sa mère à l’âge de 6 ans, élevé puis mis à la porte par un père homophobe qui finit par se suicider, Cleews Vellay perd son deuxième emploi en pâtisserie après avoir révélé son homosexualité à un collègue. Lorsqu’il contacte pour la première fois Act Up-Paris, il travaille dans un chenil. C’est un gamin de Gonesse, en banlieue parisienne, une folle prolo flamboyante et séropositive avec son franc-parler et des références populaires assumées. À la tête de l’association, il va batailler avec les plus hauts fonctionnaires de l’État, devenant l’un des plus radicaux du collectif, qui jusqu’ici rassemblait surtout des militants au look plus mascu, avec crâne rasé, bombers et Dr. Martens. "C’est important de rappeler d’où il venait, même si lui parlait peu de son passé, analyse Nicolas Roland, devenu secrétaire général d’Act Up au moment où Cleews prenait la présidence. Il n’avait pas les codes et fonctionnait beaucoup à l’instinct. Il pouvait s’adresser de la même manière à un ministre ou à n’importe qui d’autre, ce qui était très déstabilisant."

“Pour moi, c’est un peu un héros de télé-réalité, il avait ce côté prolo et cette capacité à être complètement dans le vivant, confie Lalla Kowska Régnier, militante d’Act Up-Paris parmi les plus proches de Cleews à cette époque. C’est ce que je trouve absolument notable, admirable et fascinant chez lui, et c’est aussi pour ça qu’il reste à mon avis la présidente inégalée d’Act Up." Pour la Pride de 1992, Cleews pousse à un défilé en pom-pom girls, ce qui n’est pas du goût de tous : "On avait préparé chez lui des petites jupettes roses et des trucs en rafia pour faire les cheerleaders, relate Christophe Martet. Ça détonnait pas mal avec le look des militants. Sans compter qu’il n’y avait pas grand-monde de fier dans la rue à l’époque."

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C’est encore sous la présidence de Cleews que sont créées les commissions Prison et Toxicomanie, et que le champ d’action de l’association est élargi aux femmes, aux hémophiles, et à la lutte contre l’expulsion des malades étrangers. “Pour lui, il fallait agir partout où c’était possible, ne laisser personne à l’écart, explique Nicolas Roland. Ça n’a d’ailleurs pas été si simple de trouver du monde pour participer, mais pour Cleews c’était tout ou rien.” Lors de l’inauguration de la promenade Cleews-Vellay à Paris, le 30 novembre 2019, Gwen Fauchois, qui fut vice-présidente d’Act Up durant ces années d’hécatombe, rappelle son engagement sans faille : "Il insista pour que le 1er décembre [la manifestation de la Journée mondiale de lutte contre le sida] passe par la rue Saint-Denis parce que les travailleuses du sexe étaient de notre famille. (…) Act Up-Paris était un commando avancé et Cleews Vellay un activiste politique. De la communauté des sans-parole, des exclus, des anonymes, des sacrifiés et de ceux qui n’ont pas droit de cité. (…) Il était sur tous les fronts de ce qui faisait le jeu de l’épidémie et nous tuait."

Rompre le silence

Les actions spectaculaires comme les zap – opérations coup de poing –, les die-in (s’allonger par terre pour symboliser les morts du sida) ou les picketing (tenir un “piquet de grève” avec des pancartes) ont ses faveurs. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de faire prendre conscience à la société de l’urgence de la situation, mais aussi de permettre aux militants de se sentir moins impuissants, de briser le silence. “Cleews était vachement plus en colère que moi”, admet Didier Lestrade dans le documentaire de 1995. “Lui et Philippe voulaient toujours aller plus loin”, confirme Christophe Martet. Si la capote sur l’obélisque de la Concorde, en 1993, est indéniablement l’action la plus sensationnelle de l’asso, les militants en ont aussi réalisé de plus agressives : la tentative de menottage du directeur de l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS) Dominique Charvet, en 1991, ou le jet de faux sang sur le docteur Bahman Habibi, directeur du Centre national de la transfusion sanguine, en 1992, pour dénoncer le scandale du sang contaminé.

“On veut que ça le fasse chier de venir au local ! Je veux que ça le fasse chier comme moi ça peut me faire chier de rester cinq heures à l’hôpital parce que j’attends mon médecin.”

En juin 1994, contre l’avis de Philippe Labbey qui tient à préserver les forces, déclinantes, de son compagnon, Cleews prévoit carrément de menotter le ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy, de le ramener au local d’Act Up, au 44 rue René-Boulanger, dans le quartier République à Paris, et de le confronter à des malades, à des infirmières… “On veut que ça le fasse chier de venir au local ! explique-t-il au conseiller du ministre. Moi je n’ai pas envie que ça l’arrange parce qu’il aurait pu arranger sa journée. J’en ai rien à foutre de ça. Je veux que ça le fasse chier comme moi ça peut me faire chier de rester cinq heures à l’hôpital parce que j’attends mon médecin.” Alors qu’une cinquantaine de militants manifestent sous les fenêtres du ministère, Philippe Douste-Blazy accepte finalement de les suivre. “J’ai fait un sarcome de Kaposi, j’ai fait une pneumocystose, j’ai des diarrhées depuis dix mois, j’ai été obligé de prendre des médicaments pour pouvoir m’alimenter”, énumère alors Cleews devant lui pour rendre le sida palpable, réel, en montrer la réalité quotidienne et faire prendre conscience au ministre de la nécessité de débloquer des aides financières pour les malades.

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Un malade du sida qui parle

ll parlait toujours en son nom, en tant que malade du sida, ce qui dérangeait y compris au sein d’Act Up, se remémore Christophe Martet. D’ailleurs certains n’ont pas été très cool avec lui, notamment à la fin de sa vie. En gros, on lui reprochait de faire chier avec son sida.” Parce que militer, monter des actions, trouver la force de les réaliser, se faire des camarades avec qui se projeter dans la lutte, c’est aussi pour beaucoup mettre à distance la maladie. “Parfois on partait dans des grandes discussions, reprend Christophe Martet. Et puis on n’arrivait pas à trancher, à aller au bout du truc. Et là, Cleews disait : ‘Mais attendez là, on discute de choses… C’est peut-être très intéressant, mais là, non. Moi je suis en train de crever, j’ai besoin de savoir concrètement ce qu’on peut faire.’” Sa façon à lui, toujours à vif, de dénouer des situations et de recentrer les débats.

"Je pense à mes amis qui ne sont pas là ce soir dans la salle parce qu’ils sont à l’hôpital. Je pense à mes amis qui sont morts. Et vraiment on a besoin de vous tous. Le sida est une guerre qu’on doit mener. C’est tout."

“Cleews pouvait aussi avoir des coups de gueule monumentaux, taper du poing sur la table et se mettre à rire tout de suite après, précise Nicolas Roland. En tout cas, il acceptait les désaccords, comme il acceptait que certains quittent Act Up, veuillent passer à autre chose, se reposer, alors que lui donnait tout. Son fonctionnement n’était pas du tout binaire. Selon moi, il n’était pas radical mais lucide sur la réalité de l’épidémie. Il se foutait totalement de savoir si les gens en face de lui étaient de droite ou de gauche, il disait ce qu’il avait à dire, à tout le monde, et c’est tout.” En avril 1994, le premier Sidaction, retransmis sur les sept chaînes de télévision, marque un tournant dans la lutte contre le sida. “Je pense à mes amis qui ne sont pas là ce soir dans la salle parce qu’ils sont à l’hôpital. Je pense à mes amis qui sont morts. Et vraiment on a besoin de vous tous. Le sida est une guerre qu’on doit mener. C’est tout”, conclut Cleews, à la fois submergé par l’émotion et épuisé par ces années de combat.

La scène du premier Sidaction, le 7 avril 1994, avec Line Renaud et Cleews Vellay

Act Up sans Cleews Vellay

Cleews meurt au milieu de la nuit du 18 octobre 1994 à l’hôpital Bichat, à Paris, entouré de ses amis les plus proches. Sa disparition souligne pendant un temps une sorte d’échec collectif. Malgré sa détermination et son courage, malgré la lutte et tout le chemin parcouru, son nom vient s’ajouter à ceux, nombreux, que l’association annonce régulièrement en RH. “Ce que signe aussi sa mort, c’est qu’on ne va pas s’en sortir, qu’on va tous y passer. Quand je dis tous, c’est pas seulement les séropos, mais tous les gays ! relate Christophe Martet en se replongeant dans l’état d’esprit de l’époque. En 1994, on ne voyait pas le bout du tunnel, et on se disait que si Cleews mourait, alors tout était perdu. Mais on se sentait aussi redevables. L’année qui a suivi sa mort, c’est celle où on a fait le plus d’actions : 90 en un an. C’était monstrueux. On n’a rien lâché.” Après son enterrement politique, une petite partie de ses cendres a été jetée sur le buffet d’une assemblée de l’Union des assureurs de Paris, qui excluaient les séropositifs de leurs contrats.

Si la mort de Cleews Vellay tourne une page d’Act Up, sa rage et sa radicalité sincères ont marqué des générations de militants après lui. Dans son édito de septembre 1993, “Des quetsches pour les sidéens” – le mot “quetsche”, utilisé avec ironie ou affection, lui servait aussi bien à désigner ses adversaires que ses proches, voire lui-même –, il écrivait : “Au fait, Docteur, si demain vous me proposez des quetsches pour durer encore un peu, je les prendrai, jusqu’au dégoût, parce qu’il faut bien l’avouer ici : j’ai envie de vivre, et pas seulement pour faire chier le monde.”

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Crédits : les illustrations et documents proviennent du fonds Cleews Vellay et Philippe Labbey, préservé au Conservatoire des archives et des mémoires LGBTQI de l'Académie gay et lesbienne.

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