modeJeanne Friot : "Il faut reprendre les histoires queers et leur apporter une fin heureuse"

Par Damien Testu le 21/06/2024
Jeanne Friot

Retenez bien ce nom : Jeanne Friot est la nouvelle sensation de la création française, avec ses collections non-genrées, écoresponsables et made in France. Fière et politique, elle s'associe cette saison avec l'application de rencontres Tinder pour une collection capsule "Love, Louder".

Son nom est sur toutes les lèvres : à la Fashion Week de Paris, où elle défile dans le calendrier officiel, ses collections non-genrée et écoresponsables font toujours sensation. Elle habille aussi bien Daphné Bürki que Madonna et défend des savoir-faire français sur le point de tomber en désuétude avec une énergie et une décontraction contagieuses. Cette saison, elle met en avant ses idoles et collabore avec Tinder pour une collection capsule disponible en édition limitée. Rencontre avec Jeanne Friot pour parler de mode, de musique et de récits réparateurs.

  • On te présente comme la nouvelle star de la mode. Tu es une femme queer alors forcément, ça revêt un côté politique

J’ai choisi ce nom de marque parce que je trouvais important de mettre le nom d’une femme sur une marque incarnée par une femme. J’ai grandi avec des repères où il y avait beaucoup d’hommes dans le monde de la mode à des postes de créateur ou de directeur artistique, mais pas de femme queer ou lesbienne. C’est important d’avoir une représentation féminine à ces postes. J’ai avancé sans représentation, et c’est aussi pour ça que je fais ce métier, pour les petites filles qui me regardent.

  • Tu as déjà des étudiantes ou des jeunes femmes qui viennent t’en parler ?

C’est aussi ça qui me donne de la force. On travaille tout le temps, on fait beaucoup de sacrifices, c’est beaucoup d’enjeux financiers quand tu es indépendante comme moi… alors si tu n’as pas de réponse du public, je pense que tu arrêtes. Les premiers messages que j’ai reçus sont venus de la communauté queer, et en particulier de la communauté trans. La première chose que je voulais, c’était représenter des personnes trans dans mes défilés. Mais la représentation ne passe pas que par les podiums : tout ce que je dis et montre à l’extérieur se passe d’abord en interne, j’essaye vraiment de donner de la place à des personnes queers. 

  • Vivienne Westwood, que tu adores, a dit "J'utilise juste la mode comme prétexte pour parler de politique", mais pour toi il ne semble pas y avoir de distinction entre les deux.

Pour moi, la mode non politique n’existe pas. J’ai choisi ce médium parce qu’il regroupait tous les autres que j’aime : la musique, la peinture, la sculpture, le cinéma…

  • Tu sais que c’est Blair Waldorf qui dit ça dans Gossip Girl

J’adore cette réf ! Je pense que forcément, la mode est politique et forcément, quand tu essayes de changer les standards de la mode qui sont établis depuis des années, il y a un basculement. Tu ne peux pas ne pas lier la politique à ça. Tout est un combat. Je voulais faire une mode qui ait du sens et pour cela, il fallait tout déconstruire.

  • Est-ce que tu as un conseil à donner à quelqu’un qui aimerait aller au-delà des barrières du genre pour s’habiller ?

Je pense qu’il faut se sentir libre de choisir dans le vestiaire masculin ou féminin et porter ce qui nous plaît. Le seul conseil que j’ai, c’est qu’il faut se sentir safe et prévoir un plan B si tu ne te sens pas à l’aise dans la rue. Il faut être conscient de la société, de ton entourage, des regards que tu vas recevoir… En tant que femme, je sais que j’en ai pleinement conscience et en même temps, je défends une liberté. C’est aussi pour ça que je fais cette mode, j’espère que dans dix ans nous n’aurons plus cette conversation et que les hommes et les femmes pourront se balader en mini-jupe ou porter n’importe quel maquillage sans qu’on les regarde.

  • Tu avais créé un tee-shirt en collaboration avec The Frankie Shop en réponse à la remise en question du droit à l’avortement aux États-Unis. On pouvait y lire en anglais "Si tu n'es pas en colère, tu ne fais pas attention" : tu penses que la colère peut être un moteur de la création ?

Oui ! Et c’est très drôle car c’est un débat que j’ai avec les gens. On m’a déjà dit “Tu n’as pas besoin d’être en colère…”

  • Ce ne sont pas des gens issus de minorités qui disent ça…

Clairement non. Même Daniel Defert, créateur de Aides qui est mort l’an dernier, disait que la colère avait été un moteur pour lui et lui avait permis de créer cette association et de parler du sida. Quand tu traverses des choses, tu peux passer par la colère et tu es amené à te demander comment transformer cette émotion en quelque chose d’intéressant et de poétique. C’est l’histoire de toutes mes collections d’ailleurs, car elles partent en général de faits réels, récents ou anciens. Malheureusement, Roe v. Wade, les féminicides ou la situation des femmes en Iran inspirent. Ma collection Sirens est aussi partie de tout ce qu’il se passait aux États-Unis avec le retour de bâton contre les drag queens et les trans. Je pense que la colère qui m’habite à cause de tout ce qu’il se passe contre notre communauté ou contre nos corps me pousse à faire ces collections pour en faire quelque chose de positif. C’est toute l’histoire du récit réparateur : la représentation queer à travers les livres, les films, a toujours tendance à mal finir. Il faut reprendre ces histoires et leur apporter une fin heureuse. 

  • Peux-tu nous parler de ta dernière collection et de l’importance qu’elle revêt pour toi ?

La collection s’appelle Idols. J’arrivais à un moment où je me disais “C’est quoi la suite ? Pourquoi et comment je continue ?” Dans un climat vraiment complexe, j’avais besoin de réinstaller le rêve et la safe place dans la création. Je suis revenue aux sources, à mes idoles. Ce sont des personnes qui se sont battues pour des questions de genre, d’identité, de liberté. Bowie, Debbie Harry, des écrivaines comme Maggie Nelson, Françoise Sagan… Grace Jones, Amanda Lear, Edwige Belmore aussi. J’ai réuni toutes ces figures comme une armée qui serait la mienne.

  • C’est aussi ce que tu as voulu évoquer avec ce casting ? On a pu apercevoir Claude-Emmanuelle, Charlie Le Mindu ou Daphné Burki sur le podium…

En choisissant le casting, on a identifié chaque personne à une de mes idoles. Par exemple, on a ouvert le show avec ce qui pourrait être une Sonia Rykiel. Je me suis posé la question de qui seraient ces personnes dans mon univers à moi. 

  • Tu collabores avec Tinder pour une collection capsule. Tu peux nous raconter ?

On s’est rencontré et ça a tout de suite matché car ils m’ont expliqué qu’ils faisaient une refonte de l’application pour la rendre plus safe, pour la sortir de la binarité… C’est exactement ce que je fais dans mon travail. À la communication, ils sont ultra engagés sur les causes queers. Quand il a fallu réfléchir aux pièces, j’étais en plein milieu de la collection et je voulais absolument faire quelque chose contre la violence à l’encontre de notre communauté, qui est en augmentation. Je ne peux pas faire comme si elle n’existait pas. Comment alors parler de ça, tout en portant un message d’espoir ? On voulait montrer que l’amour est plus fort que tout. Sur cette capsule, on collabore aussi avec SOS homophobie pour leur reverser 10% des ventes et les aider. Je leur ai aussi fait don de la dernière robe du défilé, brodée d’une centaine de cœurs, qui est comme une armure. Quant aux pièces de la collection (tee-shirt, casquette et boucles d’oreille), elles sont disponibles en édition limitée sur mon e-shop.

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  • Tu as étudié à l'école Duperré et aujourd’hui, tu y organises ton défilé. Ça fait quoi de rentrer au bercail ?

C’est magique ! Je trouve que ça fait sens. J’ai commencé ici il y a dix ans. Revenir à mes idoles, c’est aussi revenir à pourquoi je fais ce métier et à qui m’a inspirée. Je suis hyper contente de rendre visible cette école car c’est une école publique et il n’y en a pas beaucoup dans la mode. Faire défiler les élèves, les intégrer au cœur de la création… En général quand tu es étudiant, tu es en-dehors : tu essayes de rentrer sur les shows, c’est un peu galère. Là, ils peuvent être partie prenante de ce qu’il se passe.

  • Sur le made in France, ça représente quels défis de vouloir absolument garder une production française ?

C’est très difficile mais aussi très important pour moi de faire travailler nos industries et de les faire prospérer. Faire ce choix en tant que jeune marque, c’est difficile car c’est un standard, des recherches, du temps, beaucoup d‘argent et ça a un coût sur le produit. On sait aussi que quand c’est trop cher, on se coupe de certains consommateurs qui ne peuvent pas se payer les pièces. Chez nous, tout est fait en France. Une partie de la production est même faite à La Caserne, par nous. Tous les plissés des kilts par exemple ou les matelassages. On passe beaucoup de temps à utiliser ce savoir-faire et à le propager : j’apprends aux plus jeunes ce qu’on m’a appris. C’est une transmission mais aussi une nécessité. Il y a des tailleurs que nous sommes obligés de faire nous-mêmes ici car sinon, les prix explosent. 

  • Tes pièces sont également écoresponsables car réalisées grâce à des matières trouvées dans les stocks dormants de grandes maisons de luxe. Est-ce que le tissu peut dicter aussi une direction ?

Je travaille directement sur le corps en 3D. Parfois je construis à partir du tissu, parfois j’ai plus une silhouette en tête et on va chercher le tissu ensuite. C’est une discussion entre la matière et moi, je reste assez souple. On peut aussi avoir des surprises et c’est ça qui m’intéresse aussi dans la recherche d’une collection. Faire de l’upcycling, c’est plus difficile que de faire du neuf et il faut vraiment que les gens en aient conscience. Par exemple pour les kilts, la base de tissu va être la même mais toutes les ceintures sont vintage. Ce sont donc des heures de sourcing pour trouver la bonne dimension, la bonne longueur, qu’elles soient encore en état… Ce qui est chouette, c’est que ta pièce est écoresponsable à 100% et que chaque kilt est unique. C’est ça que je veux aussi.

  • Quand on t’a appelée pour habiller Madonna, quelle a été ta réaction ?

Ce qui est fou c’est que comme toute personne queer, si tu m’avais posé la question de qui habiller, j’aurais répondu Madonna. J’étais tellement superstitieuse du début à la fin que je n’en ai parlé à personne, même pas à ma mère ! En plus, c’est une femme forte qui a démantelé beaucoup de choses dans la musique. Si quelqu’un a brisé des plafonds de verre, c’est bien elle ! C’est une icône et une vraie dénicheuse de talents.

  • Tu écoutes quoi comme musique ?

La musique, c’est une grosse partie de l’inspiration d’une collection. Ma mère et mon beau-père travaillaient dans la musique donc ça fait partie de moi.

  • Ça a toujours été la mode ou tu aurais pu partir dans la musique aussi ?

Ça a toujours été la mode car justement, je pouvais tout faire à l’intérieur – c’était mon truc à moi. Mais c’est toujours très important. Par exemple, Amyl and the Sniffers, quand j’ai écouté une de leurs chansons, tout s’est mis en place d’un coup. PJ Harvey sur la dernière collection, pareil. C’est un catalyseur, je choisis la musique parce que ça raconte trop bien mon histoire et que ça donne ce truc ultra fort. J’écoute des choses dans tous les sens et j’adore découvrir de nouveaux artistes. J’aime beaucoup Romy de The XX, Sexy Sushi, Blondie, des musiques italiennes, Chet Baker, du métal… 

  • Si on fait un peu de pensée positive, il y aurait d’autres artistes que tu aimerais habiller ?

Troye Sivan, j’adore sa chanson “Rush” ! Debbie Harry aussi, Virginie Despentes, Béatrice Dalle… J’aimerais bien aussi Étienne Daho. Ce genre de personnes qui façonnent un peu notre communauté.

  • Tu as grandi dans le quartier du Marais, tu as étudié à Duperré… est-ce que tu as des endroits préférés dans ce coin de Paris à recommander ?

Mon resto préf’, c’est Fulvio. J’y vais depuis que je suis petite. C’est un tout petit restaurant, il te donne la carte en italien, tu n’as pas le droit de mettre du parmesan sur tes pâtes… J’adore ! Le jardin des Archives aussi, le plus bel endroit où tu peux emmener un date. Tu as des recoins un peu cachés…

  • Si tu pouvais organiser un dîner chez toi avec cinq personnalités, vivantes ou décédées, qui inviterais-tu ?

Je prendrais Patti Smith, David Bowie… Virginie Despentes, sûr. Ça fait déjà un bon trio. Jennifer Coolidge parce qu’elle est rigolote. Et ma meuf !

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Crédit photo : Écoute Chérie