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interviewCara Delevingne : "Les vêtements genrés, ça n'a aucun sens"

Par Tessa Lanney le 27/09/2022
Cara Delevingne

La mannequin et actrice Cara Delevingne rend hommage à son ami Karl Lagerfeld en créant une collection capsule pour la marque du grand couturier. Elle a accepté de faire la une du magazine têtu· et de nous parler de son mentor, ainsi que de sa vision d'une mode affranchie du genre.

Photographie Scandebergs
Styliste Cheryl Konteh

Elle était sa muse, son égérie. Alors quoi de plus normal que Cara Delevingne célèbre Karl Lagerfeld, mort en 2019, avec qui elle formait un duo inséparable de la mode. Après quelques pas dans le cinéma, la top model superstar a conçu une collection capsule, Cara Loves Karl, pour la marque du créateur. Ouvertement queer depuis qu’elle s’est révélée bisexuelle et genderfluid, l’icône continue sur sa lancée en offrant un vestiaire à son image : mouvant, amovible, métamorphosable. Les chemises se transforment en crop top, les vestes en chemise, les sweats à capuche sont réversibles, et le tout s’accessoirise de bananes moumoutées. Une collection entièrement agenrée qu’elle a pensée comme un hommage au défunt designer au catogan, qui a marqué le XXe siècle.

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Karl Lagerfeld a beaucoup compté pour vous. Et, aujourd’hui, vous concevez une collection pour sa marque. C’est une forme d’hommage ?

Cette collection m’a amenée à penser énormément à lui et à prendre conscience à quel point il avait influencé ma vie. C’était un génie, avec une manière de réfléchir bien à lui, et je me suis demandé ce que, moi, je pouvais apporter à la mode. La première question que je me suis posée a été : “Que ferait Karl ?” Ça peut paraître stupide, mais c’est comme si je l’avais entendu me répondre : “Moi ? Je te demanderais ce que tu ferais à ma place.” Il a toujours été fasciné par la façon dont mon cerveau fonctionne. Il me répétait que mon rôle dans la vie était de créer des choses que personne n’avait encore imaginées. Il pensait que c’était dans mes cordes.

Vos affinités n’étaient pas uniquement professionnelles…

On s’entendait très bien, et, à vrai dire, je ne m’y attendais pas. Ce que j’ai trouvé le plus étrange, c’est que dès notre première rencontre, lorsqu’il m’a engagée pour un défilé Chanel, il a immédiatement remarqué ma tendance à courir partout et à grimacer dès que je me sens mal à l’aise. Je me souviens que je m’interrogeais sur ma légitimité à évoluer dans cet univers quand, un jour, il s’est approché de moi et m’a dit : “Tu as ta place ici.” Je n’en revenais pas. En société, tout le monde est plus ou moins amené à porter un masque, une carapace pour se protéger des autres. Karl ne faisait pas exception, et je me sens infiniment chanceuse qu’il se soit senti suffisamment à l’aise avec moi pour être lui-même.

Il parvenait aussi à me mettre suffisamment en confiance pour que je trouve le courage d’être la personne qu’il voyait en moi, ou plutôt celle que je pouvais devenir. Ça m’a été très précieux. Il y a tellement de choses dont personne n’a conscience à propos de lui. Au fond, il était très attentif et bienveillant, mais ne le montrait pas forcément. Karl était très sensible et bien moins confiant qu’il ne le laissait paraître. Sauf lorsqu’il créait. 

"Je veux que cette collection puisse parler à tout le monde, sans distinction de genre."

Pourquoi avoir souhaité une collection agenrée ?

Jai toujours trouvé bizarre qu’on distingue les vêtements en fonction du genre, que les femmes doivent porter ceci et les hommes cela. Ce ne sont que des vêtements. Donc qu’est-ce que ça veut dire ? Ça n’a aucun sens. Personnellement, je tire un immense plaisir à jouer avec les codes, à mélanger les genres. J’adore porter des costumes, j’adore porter des robes, j’adore porter des vêtements tout comme j’adore ne pas en mettre. Derrière chaque tenue, il y a une histoire. Les vêtements en disent beaucoup sur qui les porte, même lorsqu’on n’en a rien à foutre. Je veux que cette collection puisse parler à tout le monde, sans distinction de genre.

Le monde est-il prêt ?

Ce n’est pas comme si cette collection était une révolution. Elle n’est pas réservée aux porte-­drapeaux. Je veux que n’importe quelle personne puisse porter ces pièces, et que toutes le fassent à leur manière. Je veux qu’elles s’approprient cette collection. Je rêve aussi que ces vêtements traversent le temps, fassent partie de ces pièces qui revêtent une valeur affective particulière, que vous prenez plaisir à associer avec toute votre garde-robe, à réinventer, à accessoiriser. Tout le monde me demande si cette collection est agenrée, mais, en vérité, cela va bien au-delà du genre. Ce qu’il y a de fascinant avec la mode, c’est que les gens voient un morceau de tissu, mais finalement ils n’en savent pas plus que ça sur son histoire ou la manière dont il a été pensé. Lorsque j’ai reçu les premiers prototypes, j’ai demandé à certaines personnes quelles pièces seraient susceptibles de les attirer, avec quoi elles les associeraient, puis je leur ai demandé de les essayer. Après quoi je prenais quelques photos, sur l’instant. C’était super marrant à faire.

Vous pensez que chacun peut trouver son compte dans un style non genré ?

Chacun a une part de masculinité et de féminité. C’est tellement stupide de faire une distinction binaire. Il y a tellement plus de nuances entre les êtres humains. Je connais un tas d’hommes bien plus sensibles que moi, mais qui n’ont aucune idée de la manière dont ils peuvent gérer cette sensibilité parce qu’ils ont été élevés en pensant qu’ils devaient la refouler. Parfois, j’ai une illumination, et je dis à certains de mes amis masculins qu’une robe leur irait à merveille. J’essaie de les convaincre de leur potentiel. Bien sûr, il y a des personnes qui se fichent totalement de s’attaquer aux barrières du genre et qui n’ont pas envie de changer leur façon de s’habiller, conforme aux conventions. Je comprends aussi pourquoi les hommes n’ont pas forcément envie de porter des talons hauts inconfortables. Mais regardez les drag-queens, elles sont sublimes. Elles m’impressionnent énormément. Pour moi, ce sont des déesses.

"Même s'il reste des progrès à faire, il y a bien plus d'inclusivité et de diversité dans la mode."

On croise pourtant de plus en plus de collections agenrées…

L’industrie de la mode semble avoir pris ce sujet à bras le corps. Je ne sais pas si c’est par conviction, par volonté de faire bouger les lignes, ou si c’est le nouveau truc cool à faire. Tout le monde ne se lance peut-être pas de manière désintéressée dans le genderless, mais je trouve intéressant que ça devienne cool. La mode a encore beaucoup de progrès à faire – comme le monde entier, d’ailleurs. En tout cas, les choses vont dans le bon sens, et il y a bien plus d’inclusivité et de diversité, même si le chemin est encore long.

On dit souvent de l’univers de la mode qu’il peut être cruel. Comment a-t-il réagi à votre coming out ?

Ce milieu a été très accueillant. La première fois que j’ai invité ma petite amie à un défilé, ce fut un super moment. À l’époque, je travaillais pour le styliste Christopher Bailey, qui ne prenait pas vraiment la parole au sujet de son homosexualité. Mais lorsque j’ai porté cette immense cape arc-en-ciel lors de son dernier défilé, je sais qu’il a ressenti beaucoup de fierté. J’étais tellement émue. La mode peut être impressionnante.

"J'aime être une femme. J'aime les challenges et la complexité."

On t’a décrite comme un tomboy. Tu as déjà questionné ton genre ?

C’est davantage la société qui a questionné mon genre. En tant que fille, en grandissant j’ai toujours entendu que je ne serais jamais aussi forte ni aussi intelligente qu’un homme, qu’il y avait des domaines auxquels je n’aurais jamais accès. J’étais dans l’incompréhension totale. D’un autre côté, je n’aimais pas jouer à la poupée ou cuisiner, ni toutes ces choses qu’on me présentait comme naturelles. J’avais envie de fabriquer des objets de mes mains ou de grimper aux arbres. Alors on me demandait si j’étais un garçon, et je trouvais ça bizarre. Aujourd’hui, j’ai pris du recul sur la situation. J’aime être une femme. Mais, à l’époque, je cherchais encore ma place, et je constatais que le regard des autres changeait selon la façon dont je m’habillais. C’est plus facile d’être un homme sur tellement de points, mais que voulez-vous, j’aime être femme. J’aime les challenges et la complexité.

En plus de la mode, tu es aussi actrice. Les rôles LGBTQI+ doivent-ils revenir exclusivement aux acteur·ices LGBTQI+ ?

Tout l’intérêt d’être acteur est de jouer la comédie, n’est-ce pas ? Si un acteur hétéro est capable de se mettre dans la peau d’un personnage homo, alors il est capable de l’interpréter. Mais il y a des enjeux qui vont au-delà de la question de la justesse du jeu. Par exemple, il y a peu de personnages non-­binaires au cinéma, donc les acteur·ices non-binaires devraient avoir l’opportunité de les incarner. Être actrice, c’est en quelque sorte devenir une sorte de prisme en gardant en tête l’objectif d’offrir aux gens la meilleure interprétation possible. Cette habileté est née d’un certain nombre de rencontres avec des personnes concernées, d’heures passées à écouter leurs histoires respectives, à essayer de comprendre au mieux ce qu’elles ressentent.

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