[Reportage à retrouver dans le magazine têtu· de l'hiver] Avec les bombardements israéliens, toutes les boîtes de nuit de la capitale libanaise avaient fermé… sauf une. Ce club, ouvert secrètement, est le plus grand établissement LGBT+ dans un pays où il ne fait toujours pas bon être homo.
Photographie Pierre Terraz pour têtu·
"Au tour de la queen à la jupe léopard !" Armée d'un pistolet dans lequel est tassée une liasse de faux billets de 100 dollars, l'interpellée grimpe sur le caisson qui fait office de podium. Dans ses cheveux, des canettes de boisson énergisante font office de bigoudis. Le DJ lance une musique arabe tandis que des jets de lumière bleue envahissent l'atmosphère. Elle a deux minutes pour convaincre la foule, déjà clairement en délire, avec ses mouvements de hanches rythmés et ses regards enflammés. Il est 2h du matin, la fête bat son plein ce samedi soir : on célèbre Halloween. Dehors, c'est la guerre.
Ce hangar de la banlieue de Beyrouth est le dernier club encore ouvert de la capitale libanaise. En septembre, Israël a lancé sur l'ensemble du pays une campagne de bombardements qui ont fait plusieurs milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés, prolongement du long conflit qui l'oppose au parti chiite Hezbollah et extension de la guerre menée à Gaza (depuis ce reportage, un fragile cessez-le-feu a été mis en place). Alors que les directeurs de toutes les autres boîtes du quartier, habituellement fréquentées par la jeunesse huppée, ont dû fermer leurs portes, ce lieu a décidé de rester ouvert : "Nous ne sommes pas situés à Beyrouth même", justifie Allan, l'un des trois propriétaires. Il s'est donc mis en mode clandestin et conseille à sa clientèle, majoritairement LGBTQI+, de faire profil bas. "Quelle note pour ce premier passage ?" questionne l'animateur. Les mains se lèvent, les doigts affichent des scores de un à cinq. La drag redescend dans la foule, sourire pailleté aux lèvres, fière d'avoir convaincu le public. Au bar, Walid commande un deuxième verre de whisky. L'étudiant de 25 ans, en huitième année de médecine, sort pour la première fois depuis un mois et demi. "Ya Allah, ça fait une éternité que je n'ai pas vu ça", s'enthousiasme-t-il.
Club emblématique
Avant la guerre, l'adresse accueillait 1.000 personnes chaque week-end : depuis, la fréquentation est en baisse de 60%, note Allan, qui n'a pas les moyens de baisser le rideau : "On est obligé d'ouvrir si on veut gagner de l'argent." D'autant que le pays vit déjà depuis 2019 une grave crise économique, amplifiée par la défaillance chronique de l'État qu'avait notamment mise en exergue, en 2020, l'explosion catastrophique d'un entrepôt chimique mal sécurisé du port de Beyrouth qui avait dévasté une partie de la ville.
Au premier étage de l'établissement, sur le canapé noir vieilli par la fumée de cigarette, Allan observe les murs de son bureau qui commencent à trembler tant la musique est forte. "Nous n'avons rien à voir avec cette guerre, nous ne sommes pas directement concernés", répète-t-il, sans parvenir à masquer son stress. Dix heures plus tôt, une frappe israélienne a visé un quartier situé à seulement huit kilomètres, faisant cinq morts et onze blessés.
Tout en restant ouverte, la boîte de nuit a accueilli, comme plusieurs autres clubs, des déplacés de la guerre. "Durant trois semaines, plusieurs de nos salariés ainsi que leur famille, soit 50 personnes, qui vivaient dans la banlieue sud de la capitale, ont logé à l'étage, explique Allan. Avec les bénéfices générés par les soirées, nous leur avons loué des appartements dans le quartier."
Alors que le drag show se termine, la foule se remet à danser de plus belle dans la salle où monte une odeur mêlée de tabac et de sueur. Sur la piste, les corps se serrent et se déhanchent. Les cuissards se mêlent aux masques inspirés de la série La Casa de Papel et aux t-shirts imbibés de faux sang (c'est quand même Halloween). Les cris de joie côtoient les regards tristes.
Être gay au Liban
"Nous les gays, on sait faire la fête mieux que tout le monde… même si c'est la guerre !" lance Mali, 29 ans, qui ne compte pas s'arrêter de danser. Ce samedi, il a particulièrement besoin de se changer les idées : les parents de son "ami intime", comme il dit, ont dû se réfugier chez leur fils en raison des bombardements. L'homme aux cheveux châtains vit à Zghorta, une cité chrétienne du nord. Chaque week-end, il parcourt les 90 kilomètres qui le séparent de Beyrouth et loue un appartement du vendredi soir au lundi matin pour venir se changer les idées dans cet établissement mythique pour la communauté LGBTQI+ libanaise.
"Les clients viennent de partout dans le pays, parfois même de l'étranger", confirme un chauffeur de taxi qui dépose des clients devant l'entrée. "Dès notre création en 2014, gays et lesbiennes sont venus faire la fête ici parce qu'on les a acceptés et qu'ils se sentaient en sécurité", observe le directeur des lieux. Perchée sur des talons aiguilles blancs comme neige, Tania se fait prendre en photo dans le hall d'entrée du club devant un décor de film d'horreur. Venu en drag queen, le Syrien porte une jupe courte et un voile de mariée. "En tant que gay, au Liban aussi je me sens comme en prison, confie-t-il. J'habite dans le quartier. Je viens à pied et chaque semaine, des hommes me menacent sur le chemin de la boîte. Imaginez ce qu'il se passerait si on me voyait me promener toute seule, la nuit, dans cet accoutrement…"
Si l'article 534 du Code pénal libanais punit toujours "tout rapport sexuel contraire à l'ordre de la nature", la jurisprudence de la dernière décennie tend à en exclure l'homosexualité. Mais dans cette société encore largement intolérante, les homophobes n'ont pas désarmé. Ainsi le ministre de l'Intérieur, Bassam Mawlawi, a-t-il voulu interdire en 2021 les événements LGBTQI+. À l'été 2023, neuf courageux députés ont déposé une proposition de loi visant à dépénaliser officiellement l'homosexualité. En réponse, le ministre de la Culture, Mohammad Mortada, a lancé un projet de loi pour lutter contre "la promotion de la perversion sexuelle". Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah (tué en septembre dans un bombardement israélien) a alors affirmé que tout gay "devait être tué", et un groupuscule chrétien LGBTphobe, Jnud al-Rab (les Soldats du Seigneur), a attaqué un drag show dans un bar gay, prenant plusieurs clients en otage.
Sanctuaire queer
"Cette boîte, c'est un lieu de défoulement, sourit Élias, un client de 26 ans, au milieu de la foule. Comme tout le monde est gay, c'est plus facile d'être soi-même." D'ailleurs, afin de préserver l'anonymat des fêtards, il est formellement interdit aux clients de prendre des photos à l'intérieur de l'établissement – nous avons obtenu une autorisation exceptionnelle pour ce reportage. "Dans la vie de tous les jours, seule ma famille sait que je suis gay", confesse le jeune homme, dont la timidité s'évapore au fil de la soirée. Contrairement à lui, beaucoup de gens vivent encore une homosexualité clandestine, y compris vis-à-vis de leurs proches. "J'ai des problèmes avec mes parents, ils continuent de me demander pourquoi je ne suis pas « normal »", déplore Julia, 25 ans, sous sa coiffe blonde d'un mètre de haut juste après avoir remporté le drag show.
Alors que la musique arabe se mue en techno et que les mouvements s'alanguissent sur la piste, il interrompt la conversation, pressé : "Pas d'autres questions, je peux aller danser ?" C'est qu'il n'est pas venu ici pour parler des discriminations dont il est victime. Encore moins de la guerre. Comme tous les autres clients, il cherche avant tout à oublier un instant la réalité. Tant qu'il le peut, il profitera de ce sanctuaire qui fermera ses portes au petit matin.
*Pour des raisons de sécurité, les prénoms ont été modifiés.