Le festival Nyege Nyege est l'un des rares espaces de liberté pour la communauté LGBT+ en Ouganda. Mais l'inquiétude s'y est installée depuis que la loi votée l'année dernière rend l'homosexualité passible de la peine de mort dans ce pays de l'Afrique de l'Est.
Photographie Paloma Laudet & Collectif Item pour têtu·
Grace Stone, 26 ans, se regarde longuement dans la glace avant de vaporiser ses nattes de laque. Dans sa maison située en périphérie de Jinja, en Ouganda, iel se prépare à assister au festival de musique Nyege Nyege, le plus grand du pays mais aussi d'Afrique de l'Est. Fondé en 2015 par un groupe d'amis amateurs de raves, l'événement a attiré l'année dernière environ 30.000 visiteurs sur trois jours, dont la communauté queer ougandaise à la recherche d'une parenthèse de liberté. Après avoir fini de se coiffer, Grace va rejoindre Sadir, son partenaire âgé de 19 ans, assis sur le canapé. "Ce soir, c'est le seul moment où nous pouvons être un peu libres ; qui sait, peut-être même que nous allons nous enlacer en public !", glisse Grace avec malice.
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Depuis l'époque coloniale britannique, le Code pénal ougandais punit de prison à vie les actes sexuels "contre nature". Mais cela ne suffisait pas encore aux homophobes : poussé par une communauté évangéliste de plus en plus puissante, le Parlement durcit à nouveau la loi en 2014, prévoyant l'interdiction du militantisme LGBTQI+ et punissant directement l'homosexualité. Sous pression des États occidentaux, ce texte avait fini au placard. Cependant, en mai 2023, après de nombreux allers-retours entre le Parlement et le président de la République, Yoweri Museveni, en poste depuis 1986, la loi Anti-Homosexualité est adoptée, prévoyant carrément la peine de mort en cas de récidive de relation homosexuelle, et vingt ans de prison en cas de promotion de l'homosexualité.
Sous les lumières vibrantes du festival, une foule un peu ivre fait face à une immense scène, se déhanchant au rythme des basses de l'amapiano, une musique populaire venue d'Afrique du Sud. Tandis que des effluves d'alcool et de friture se répandent dans l'air, des stands de brochettes se disputent les clients des stands de rolex (des chapatis fourrés d'omelette et d'épices). Grace traverse l'allée des food trucks pour rejoindre Sadir sous une des tentes noires, où se trouvent la plupart de ses amis et sa bouteille de Waragi, un alcool local au goût citron miel. "Jinja est la ville la plus conservatrice du pays, explique Grace. C'est un miracle que ce festival ait lieu ici. Il y a tellement d'artistes queers qui viennent jouer, et c'est un bonheur de pouvoir boire un coup sans avoir peur de ses voisins." À la tête d'une association LGBTQI+ locale appelée Lived Realities, Grace doit constamment changer de logement. Le mois dernier, iel s'est fait tabasser à la sortie de son logement et a failli perdre un œil. Et ce n'était pas la première agression. "Le festival Nyege Nyege est mon seul week-end de détente. Ici je n'ai pas peur, même si depuis l'an dernier je me sens moins à l'aise", précise Grace.
Les parias de la société ougandaise
Depuis la nouvelle loi homophobe, la situation s'est encore dégradée pour la communauté LGBTQI+ : violences, meurtres, expulsions, stigmatisations, viols… "Quand la loi est passée, notre image dans les médias est devenue tellement négative. Des discours de haine se faisaient entendre de toutes parts : les politiciens, le gouvernement et les chefs religieux. Nous sommes devenus les parias de la société ougandaise", raconte Frank Mugisha, directeur de Sexual Minorities Uganda (SMUG), l'équivalent de l'Inter-LGBT dans le pays. Et au quotidien marqué par la violence vient s'ajouter la précarité sanitaire. "L'accès aux soins de santé pour la communauté a fortement régressé dans le pays en 2024", rapporte la clinique Ark Wellness, fondée en 2019, qui propose des tests pour les infections sexuellement transmissibles et distribue des traitements préventifs comme la PrEP et le traitement post-exposition (TPE). Interviewé il y a un peu plus d'un an, au lendemain de la signature de la loi Anti-Homosexualité, Frank Mugisha semblait confiant sur sa sécurité. Aujourd'hui, ses propos sont plus sombres : "Les extorsions et les chantages sont en augmentation, de même que les arrestations et la violence des citoyens. La terreur grandit en nous. Nous avons peur. Et aujourd'hui, j'ai peur pour ma vie."
Au milieu du Nyege Nyege, juste à côté d'une grande roue qui semble tout droit sortie d'un film des années 1950, stationne un énorme camion noir de police, alors que de nombreux militaires armés d'AK47 déambulent entre les festivaliers. La sécurité de l'événement est assurée, mais pas forcément celle des personnes queers présentes, qui se savent hors la loi. "C'est la triste réalité : nous vivons dans un état policier", déplore Tayo Alemi, alias Authentically Plastic, l'un des DJ queers les plus populaires de Kampala, la capitale ougandaise. À 30 ans, il a déjà vu l'un de ses rêves partir en fumée : son collectif Anti-Mass, qui organisait des soirées musicales queers et féminines à Kampala toutes les deux semaines, a dû arrêter ses activités. "Avec le climat actuel, il est devenu de plus en plus dangereux d'organiser des événements. Ce ne serait pas responsable de mettre notre public en danger. Nous avons lancé ces événements à Kampala à une époque où il y avait une sorte d'indifférence envers les personnes LGBTQI+ : les gens faisaient parfois des commentaires ou se moquaient, mais on ne risquait pas grand-chose. Aujourd'hui, les médias et la population s'intéressent beaucoup à ces sujets."
La DJ Decay, cofondatrice du festival, et également membre d'Anti-Mass, se produit sur les plus grosses scènes électroniques mondiales. Ce qu'elle préfère avant tout : "Voir les gens danser, voir que les corps de son public ont envie de suivre la musique." C'est justement ce que signifie l'expression Nyege Nyege en luganda, l'une des langues du pays : l'irrésistible envie de danser et de se laisser porter par le rythme. Une énergie que Decay partage pleinement, accompagnée de sa compagne pour ces trois jours de fête. "Je suis protégée par certains privilèges, alors la situation est un peu différente pour moi, mais le danger est réel pour communauté LGBT en Ouganda, précise-t-elle. Le pays n'est pas sûr, mais nous nous exprimons à travers la musique, et c'est notre forme de résistance à nous."
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