[Article à lire dans le magazine têtu· de l'hiver] Éditrice en France de l'Américain Brandon Taylor, la maison La Croisée a l'art de nous dénicher d'excellents romans LGBT étrangers. Exemple avec deux histoires d'amour gays qui nous emmènent en Corée et en Pologne…
Envie de récits d'amour qui vous emmènent ailleurs et ne sentent pas l'eau de rose ? La cosmopolite maison La Croisée a le chic pour nous faire découvrir des plumes étrangères qui comptent. Éditrice en France de l'Américain Brandon Taylor, dont têtu· vous a déjà parlé (Real Life, Les Derniers Américains), elle a traduit récemment le Coréen Sang Young Park ainsi que l'Allemand Tomasz Jedrowski.
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- S'aimer dans la grande ville
Best-seller mondial salué par la critique (sélectionné pour le prix britannique Booker en 2022), S'aimer dans la grande ville (traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou) est le premier roman de Sang Young Park, âgé de 36 ans. "L'amour est-il vraiment beau ?" s'y questionne en boucle le narrateur, écrivain trentenaire double de l'auteur. D'une plume caustique, le jeune homme fouille les cendres de ses amours passées, incarnant les états d'âme de la jeunesse désabusée des métropoles modernes : "Aujourd'hui, les relations humaines ressemblent à des livraisons de repas. On a une application pour tout, et on choisit ce qu'on veut parmi un tas d'options. Mais ce qui est livré n'a souvent pas le goût qu'on imaginait."
Vivant à Séoul, le protagoniste s'y débat dans les affres typiques de son âge : "Le vrai problème n'était pas que j'étais seul, mais que je n'étais pas sûr que quelqu'un veuille un jour de moi. C'est ce doute, plutôt que la solitude elle-même, qui me rongeait." D'autant qu'il évolue dans une Corée toujours corsetée de tradition, symbolisée par sa mère pétrie de rigidité catholique et qui rêve de le sauver de son homosexualité.
- Les Nageurs de la nuit
De besoin d'air il est aussi question dans Les Nageurs de la nuit (traduit de l'anglais par Laurent Bury), premier roman de Tomasz Jedrowski, 39 ans, né de parents polonais. À Varsovie, dans la Pologne des années 1980 réprimée par le gouvernement autoritaire de Wojciech Jaruzelski, Ludwik grandit dans le silence et la honte que lui imposent ses désirs enfouis. Son avenir de jeune homo est tout tracé, il lui est d'ailleurs prédit par un homme fatigué au terme de sa première fois furtive dans un parc : "Quand on est comme ça, on vit pour le plaisir, et on espère ne pas en être empêché par la police."
Jusqu'à ce qu'un été dans les champs, imposé par la machine communiste à sa classe d'âge, apporte à Ludwik la lumière, la chaleur et la rencontre avec Janusz. Mais dans une société qui réprime toute forme de déviance et s'est donnée tout entière à la surveillance généralisée, cet amour de jeunesse paraît condamné à l'étouffement. "Tu sais ce qu'ils ont fait à Foucault ?" lance Janusz à son amant idéaliste, à propos du philosophe envoyé en 1958 diriger un Centre de civilisation française à l'université de Varsovie, puis discrètement rapatrié pour éviter un scandale lié à son homosexualité (à ce sujet, lire Foucault à Varsovie, de Remigiusz Ryziński, aux éditions Globe). Entre censure des corps et autocensure des âmes, sensualité et désespoir, Tomasz Jedrowski décrit avec une précision bouleversante le poids de l'oppression sur l'intime. Le dilemme qui s'offre aux deux amants est vieux comme nos amours : liberté ou conformisme, rébellion ou compromis.
De ces deux quêtes de soi à la fois mélancoliques et lumineuses émerge une vérité universelle : aimer, c'est vivre en dépit des obstacles. D'ailleurs, une ironie de l'histoire achève de les faire converger : en octobre, sous la pression des conservateurs, les bandes-annonces de l'adaptation audiovisuelle à paraître du roman coréen ont été censurées dans son pays d'origine.
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