[Article à paraître dans votre têtu· du printemps, disponible ce mercredi 19 mars] Le cinéaste suisse Lionel Baier a offert son dernier rôle à Michel Blanc. Dans La Cache, comédie qui se déroule en plein Mai-68, l'acteur récemment disparu interprète un médecin juif anxieux veillant en patriarche sur sa famille.
Photographie : Rodrigue Fondeviolle pour têtu·
En janvier 2005, Lionel Baier venait d'avoir 30 ans quand sortait en France son premier film, Garçon stupide, sur le quotidien d'un jeune Suisse entre ses plans cul et son travail à l'usine. À l'aube de la cinquantaine, le cinéaste helvète, directeur du département réalisation de La Fémis, l'école de cinéma parisienne, présente aujourd'hui La Cache, adaptation du roman éponyme de Christophe Boltanski, inspiré de l'enfance de l'auteur. C'est aussi le dernier film dans lequel a joué Michel Blanc, mort en octobre 2024 à l'âge de 72 ans.
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Durant le mois de mai 1968, Christophe, neuf ans, confié à ses grands-parents, assiste depuis leur appartement bourgeois bordélique aux manifestations et émeutes qui contestent le pouvoir gaullien. En parallèle de ces événements historiques se déroule la vie de sa famille juive immigrée rescapée de la Shoah : il y a la doyenne ukrainienne (Liliane Rovère), Étienne (Michel Blanc) et sa femme (Dominique Reymond), ainsi que leurs deux fils promis à une grande carrière – le sociologue Luc Boltanski et l'artiste Christian Boltanski. Tout au bout de cette généalogie, le jeune Christophe les observe à travers ses yeux d'enfant.
- La Cache aborde la quête des origines. Un thème que tu as déjà traité dans ton film Comme des voleurs (à l'est). C'est un sujet important pour toi ?
Dans Comme des voleurs (à l'est), mon personnage invente beaucoup. Il part du principe que, dans le fond, la construction de son identité passe par une part fictionnelle. Et il y a ça aussi dans le roman de Christophe Boltanski. Souvent, quand on est issu de l'immigration et qu'on veut en savoir plus sur son histoire, les preuves se contredisent ; on se rend compte que les gens ont menti, n'ont pas raconté toute la vérité, ont triché sur une partie de leur identité afin de se conformer et d'être acceptés…
- Toi-même, tu as beaucoup inventé pour ce film ? Par exemple, la scène où l'enfant choisit un veston avec l'étoile juive pour aller à l'école se trouvait-elle dans le roman ?
Christophe Boltanski raconte qu'il était tout le temps chez ses grands-parents et qu'il s'habillait avec les vêtements que ses oncles ou son père portaient enfants. La famille avait par ailleurs décousu une des étoiles juives datant de l'Occupation pour la mettre sur le sapin de Noël chaque année. Le film est un mélange de plusieurs choses que le livre raconte à différents endroits et qu'on a condensées.
- C'est paradoxalement un moment assez drôle…
Je voulais pouvoir aborder la Shoah sans filmer l'époque, les costumes nazis, etc, mais aussi en me servant de la comédie. Cela dit, quand j'ai vu le personnage avec l'étoile juive, ça m'a quand même mis un coup. Liliane Rovère, qui joue l'arrière-grand-mère, m'a confié qu'elle-même avait dû la porter. Elle m'a raconté qu'à 8 ans, on lui a fait traverser la ligne de démarcation cachée dans une brouette. Elle avait entendu le passeur dire : "Si vous ne payez pas, je la livre aux boches." Et sa peur de petite fille, c'était de rire, qu'on l'entende rire au moment de passer le poste de contrôle. Dans la famille Boltanski, il y a une forme de distance dans leur façon de parler de ces années-là, de ne pas s'appesantir sur le drame. Je voulais que le film soit aussi comme ça.
- Il s'agit du dernier rôle de Michel Blanc, qui joue Étienne, le grand-père de l'enfant. Ça a été facile de diriger un acteur avec une telle filmographie ?
Il était très angoissé et très préoccupé par que ce devait faire le personnage. Si je disais : "Michel, vous êtes assis ici, vous allez sortir par la porte", il demandait immédiatement pourquoi. Je répondais : "Parce qu'il est midi et qu'Étienne va partir." Et il relançait : "Mais pourquoi à midi et pas midi et quart ?" Il voulait toujours connaître les motivations de son personnage. J'ai fini par en rire. Il avait besoin d'avoir quelque chose à jouer.
- Il n'a donc pas été si docile que ça…
Il disait : "Vous pouvez m'habiller comme vous voulez, je ferai ce que vous voulez. Je suis à vos ordres." Ce qui était faux, bien sûr. En réalité, il avait des idées précises, parce qu'il répétait avant dans sa tête. Il enregistrait les dialogues des autres comédiens, avec les silences qui correspondaient aux moments où il devait parler, pour se repasser les bandes à la maison. Souvent, quand je lui donnais une direction, il disait : "Ah mince, moi je l'ai préparé autrement !"
- Son personnage s'est caché pendant l'Occupation. Pourquoi a-t-il tant de mal à en parler ?
C'est presque obscène pour lui d'arriver à dire : "Je me suis caché, j'ai été traqué, on m'a ramené à ma religion, alors que dans le fond j'étais devenu catholique, je m'étais défait de la tradition de mes parents et de mes grands-parents." Je pense que tous les Juifs qui ont été persécutés se sont sentis ramenés à une seule dimension de leur personne. Les homosexuels aussi connaissent cela… C'est insupportable : on peut revendiquer sa sexualité, ne pas en avoir honte, sans pour autant accepter de n'être que ça. C'est aussi une idée très forte du livre : ne pas vouloir être réduit à sa communauté alors qu'on est aussi plein d'autres choses.
- Qu'est-ce qui a poussé Michel Blanc à accepter ce rôle ?
Dans tous ses rôles, on retrouve cette forme d'angoisse qui est souvent celle des grands comiques. Même dans son personnage de Jean-Claude Dusse dans Les Bronzés ! Dans le livre, Étienne Boltanski est décrit comme un homme excessivement anxieux : c'était un médecin qui avait peur des piqûres, du sang, qui se sentait responsable des maux de ses patients, etc. Michel Blanc disait ne plus vouloir jouer de rôles qu'il avait déjà faits, mais je ne voyais pas ce qu'il y avait dans La Cache qu'il n'avait déjà interprété ! C'est en le voyant travailler que j'ai compris ce qu'il montrait de lui qu'il n'avait pas encore montré. J'aurais aimé qu'il puisse voir le film.
- Il y a dans votre film plusieurs références à votre compatriote Jean-Luc Godard, à commencer par le fameux "c'est quoi, dégueulasse ?" de Jean Seberg dans À bout de souffle. C'est parce qu'il est un réalisateur incontournable de cette période ?
Quand on parle de Mai-68, on est un peu obligé de l'évoquer : Godard représente un tel choc dans l'histoire du cinéma, dans notre rapport à la modernité. À l'époque, il avait estimé qu'il fallait interrompre le Festival de Cannes en soutien au mouvement. "Je vous parle de solidarité avec les étudiants et vous me parlez travelling et gros plans. Vous êtes des cons !" avait-il lancé aux journalistes lors d'une fameuse conférence de presse. Il trouvait que le cinéma était en retard, même si ça me semble assez faux parce que c'est aussi la modernité de la Nouvelle Vague – et du Nouveau Roman, d'ailleurs – qui a mené les gens à se sentir libres de prendre la parole et de faire Mai-68.
- Tu as commencé ta carrière avec un film très pédé, Garçon stupide, avant que ce thème ne disparaisse peu à peu de ton cinéma. Pourquoi n'as-tu pas continué à creuser cette veine, comme l'a fait, par exemple, Sébastien Lifshitz ?
Ce n'est pas un choix délibéré. Peut-être que je n'avais pas envie d'être catalogué… Par exemple, après Les Grandes Ondes (à l'ouest), on m'a proposé de faire des comédies assez jouissives, drôles, enlevées, etc. Alors j'ai réalisé La Vanité, qui est une comédie méchante, plus noire. Je ne voulais pas refaire la même chose. À part ça, je ne peux pas te dire vraiment pourquoi je n'ai plus mis en scène d'hommes gays… Je suis assez admiratif que cette question infuse le cinéma de Sébastien Lifshitz, et qu'il continue de la travailler de façon différente d'un projet à l'autre. C'est pareil pour les films d'Alain Guiraudie : on n'a jamais l'impression que l'homosexualité est un sujet pour ses personnages. Dans Miséricorde, le curé de campagne est homo et ça n'étonne pas la police, ça n'étonne personne. J'aime beaucoup que ce soit traité de façon aussi naturelle. Mes films abordent souvent des questions de société et d'identité, donc je pense que l'homosexualité reviendra à un moment ou un autre.
La Cache, de Lionel Baier. En salles ce mercredi 19 mars.
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