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magazineBambi : "Je voulais connaître une vie ordinaire de femme"

Par Morgan Crochet le 13/06/2025
Bambi

[Interview à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, ou sur abonnement] Du cabaret des années 1950 à la couverture de têtu·, Marie-Pierre Pruvot, alias Bambi, porte haut le flambeau trans et partage du haut de ses 89 ans son histoire, pour que la communauté ne reste pas sans mémoire.

Photographie : Ben Fourmi pour têtu·
Interview : Morgan Crochet & Thomas Vampouille

On a retrouvé Marie-Pierre Pruvot, son nom à la ville, chez elle, en banlieue parisienne. En décembre 2024, nous lui avions décerné un têtu· d'honneur, en reconnaissance de sa vie inspirante. Ce soir-là, sur la scène du Trianon, à Paris, sa voix avait résonné dans un silence quasi religieux : "Je suis émue et je suis honorée par ce prix et par cet accueil. Mais toutes mes pensées vont vers Coccinelle, qui serait si heureuse de participer à cette soirée, et qui aurait mérité tous les honneurs qu'on me fait. C'est elle qui a écrasé toutes les difficultés, c'est elle qui a fait face aux affronts, aux oppositions, et c'est celle qui nous a montré qu'il était possible de vivre à notre convenance. C'était les années 1950 ; aujourd'hui je vois toute une population libre et conquérante, et ça donne de l'espoir pour les années qui restent." Dans son petit bureau, le trophée en forme de T trône fièrement sur l'ordinateur fermé. "Chaque fois que je l'ouvre, j'enlève le T, puis je le remets. C'est un bonheur pour moi", s'émeut-elle encore, n'en revenant toujours pas de l'accueil que lui a réservé le public.

Née en 1935 à Bordj Menaïel, dans une Algérie encore colonie française, c'est au casino de la Corniche d'Alger qu'elle assiste à son premier spectacle transformiste. Elle n'a pas 18 ans et vit cet instant comme une épiphanie, alors que se produit sur scène une jeune femme d'un genre nouveau : Coccinelle, qui porte dès les années 1950 sa fierté trans en étendard. Dès qu'elle le peut, Marie-Pierre la rejoint à Paris et intègre le cabaret Madame Arthur puis le prestigieux Carrousel. Comme les autres pionnières trans, en l'absence d'informations et de suivi médical, elle bricole avec les hormones et est l'une des premières Françaises à avoir recours une opération de réassignation sexuelle.

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La révolte des étudiants lors de Mai-68 lui montre la voie des études. Adolescente, elle dévorait la poésie romantique et trouvait du réconfort dans la vie des héroïnes raciniennes, avant de découvrir Proust qu'elle récite toujours par cœur, à bientôt 90 ans. Déterminée, Marie-Pierre obtient une licence de lettres puis le Capes en 1974. Elle devient simplement madame Pruvot, la prof de français du lycée Pablo-Picasso de Garges-lès-Gonesse, dans le Val-d'Oise. Lorsqu'elle prend sa retraite en 2001, Bambi reprend le flambeau de la visibilité trans laissé par sa chère amie Coccinelle, disparue en 2006. En 2013, Sébastien Lifshitz lui consacre un documentaire. Aujourd'hui, c'est elle qui livre le récit de son parcours avec Bambi, une vie ordinaire (Denoël), son autobiographie.

  • Votre surnom, Bambi, c'est à cause du film de Disney ?

Non, pas du tout. Quand je suis entrée chez Madame Arthur, on m'a demandé : "Comment tu t'appelles ?" J'étais bien incapable de trouver un nom. L'habilleuse a crié : "Appelez-la Cathy, elle ressemble à ma fille." Et puis René, un camarade qui faisait du travestissement sous le nom de Manon, est venu me voir un jour de l'hiver 1954 avec une petite sculpture de faon en cuir qu'il avait confectionnée : "C'est un Bambi, garde-le dans la loge, ce sera ton porte-­bonheur." Arrivée au Carrousel, quand j'ai commencé à avoir du succès, le patron voulait que je change de nom, Cathy ça n'allait pas. Le directeur artistique en a proposé trois dont Bambi, et j'ai dit oui à cause du petit porte-bonheur que m'avait offert René.

  • Vous êtes née en 1935, à une époque où le mot transidentité n'existait même pas. À quel moment avez-vous su qui vous étiez réellement ?

Vous savez, ce sont des choses qui datent de toujours. Petite, je me suis habillée avec les robes de ma sœur. Quand j'ai eu 6 ans et qu'il a fallu aller à l'école, on me les a retirées. Ce fut pour moi dramatique. Ma mère m'a aussi coupé les cheveux, qui n'étaient pourtant pas très longs… Je me suis regardée dans la glace et je me suis haïe. J'ai pensé que plus tard, il faudrait arranger tout ça, mais je ne savais pas comment. Jusqu'à mes 17 ans, je n'étais comme personne, je me suis sentie seule, comme un monstre. Cette angoisse m'a habitée jusqu'au moment où j'ai rencontré Coccinelle.

  • Elle n'était alors pas encore la grande meneuse de revue qui défraye la chronique mondaine. Comment l'avez-vous rencontrée ?

C'était lors d'une représentation de la troupe du Carrousel au casino d'Alger. Coccinelle devait avoir 23 ou 24 ans, c'était sa première tournée. Elle n'est devenue la vedette du cabaret qu'à la fin de 1954, l'année où j'y suis moi-même entrée, juste après mon passage chez Madame Arthur. Grâce à elle, j'ai compris que ce serait possible.

  • Vous lui avez rendu un vibrant hommage lors de la remise de votre têtu· d'honneur…

En plus de ce qu'elle a représenté pour nous toutes, elle était aussi ma bienfaitrice. Quand elle m'a connue, elle a voulu qu'on vive ensemble. J'ai accepté, je me sentais flattée. Pendant toute la saison, elle m'a nourrie et logée gratuitement. Elle m'a beaucoup aidée, et nous sommes restées amies. Elle aurait été tellement contente de voir comment les choses sont aujourd'hui, de répondre à des journalistes, de poser pour têtu·… Elle adorait les paillettes, la lumière, elle vivait pour ça. Mais je lui ai rendu hommage car c'est elle, la pionnière qui a fait face à toutes les difficultés. Avec les forces de l'ordre par exemple, même si elle n'en a jamais parlé.

  • Vous-même, vous n'avez jamais eu de problèmes avec la police ?

Pas tellement, sauf un soir où je suis allée dormir chez mon amie Capucine, avec qui je travaillais et qui vivait dans une chambre de bonne sous les toits. On est rentrées à pied de chez Madame Arthur, on avait 18 ans, on était heureuses de vivre… On est arrivées chez elle au petit matin, et tout à coup on a entendu tambouriner à la porte : "Police, ouvrez !" Ils étaient deux. Ils sont entrés comme des fous. Ils nous ont demandé nos papiers, puis nous ont ordonné de les suivre. Ils nous ont gardées des heures, et c'est là que le chef m'a dit : "Je ne veux plus te voir en ponette [“jeune fille" en argot] où je te renvoie dans ton pays." Je n'étais pourtant pas habillée en femme. Il était rouge, plein de rage, à taper sur le bureau. À Capucine, il a dit : "Mais qu'est-ce qu'il fait ton père ? Si j'avais un gosse comme ça, je le buterais." Ils ont voulu nous intimider. Après Coccinelle, Capucine, puis moi, ils ont eu peur que ça se répande, ils ont voulu tuer le poussin dans l'œuf. C'était mal connaître la société. Comment nous empêcher d'être nous-mêmes ?

  • Avec Capucine et Coccinelle, vous étiez les seules du cabaret à vouloir vivre en femmes en dehors de la scène ?

C'était interdit par la loi. Les travestis de chez Madame Arthur et du Carrousel ne sortaient jamais habillés en femme. Les anciens se faisaient une gloire d'être en homme à ville, avec leur cravate, respectables. Pour eux, le travestissement était juste un métier. Pour nous, c'était différent. Ils disaient "vous nous ferez fermer le cabaret, vous allez nous faire un tort terrible", "votre métier, c'est d'être des hommes qui se déguisent en femme", etc. Certains osaient : "La Bible interdit qu'un homme s'habille en femme." Nous, on voulait vivre en femme, point.

  • Il s'agissait pourtant d'artistes homosexuels, pour la plupart ?

Pour la plupart, bien sûr. Dans la loge, on entendait des choses comme : "Les « hormonées » crèveront dans d'atroces souffrances." On ne connaissait pas encore les effets des hormones sur le long terme. Mais nous, ça nous faisait rire, on se disait : "Si on meurt à 30 ans, au moins on aura eu dix ans de belle vie !" Je ris parce que beaucoup de ceux qui nous critiquaient se sont mis aux hormones par la suite.

  • Rapidement, les "hormonées" ont eu plus de succès sur scène, il y avait de la jalousie ?

On entendait souvent : "Si vous êtes des femmes, vous n'avez rien à faire ici, ce n'est plus du transformisme." C'était vu comme de la concurrence déloyale. Mais nous, ça nous permettait de vivre, et personne ne nous aurait engagées à quoi que ce soit ailleurs qu'au cabaret. C'était le seul métier possible pour une personne trans sans changement à l'état civil. Et même après en avoir changé, il valait mieux que ça ne se sache pas… Sans le cabaret, il ne restait que le trottoir. Je me souviens de Gaëtane Gaël, qui était une beauté… Elle avait horreur de la prostitution. Mais elle était très pauvre, et quand elle n'avait plus un sou pour payer son hôtel ou un sandwich, elle finissait par chercher un client. C'était affreux pour elle d'avoir à se prostituer, elle inhalait de l'éther pour le supporter. Mais il fallait bien que ces filles vivent, et il n'y avait rien d'autre pour elles.

  • Et pourtant vous, vous êtes devenue professeure de français au collège…

Je voulais connaître ça, une vie ordinaire de femme, c'est pour ça que j'ai intitulé mon livre ainsi. Bien sûr, je n'ai pas connu la vie de mère de famille et toutes ces choses-là. Mais au moins, j'aurai connu l'anonymat. J'étais Madame Pruvot, et mes collègues m'appelaient Marie-Pierre. Voilà.

  • Vous aviez peur d'être découverte ?

La peur est vite passée, mais jamais entièrement. Il suffisait que les enfants crient un mot qui finisse par "i" pour que je croie entendre "Bambi", par exemple. Un jour, j'ai cru l'entendre dans les rues de Cherbourg, ma première affectation. Ça m'a tellement impressionnée que je ne voulais plus descendre dans la rue. Quand j'ai été mutée à Garges-lès-Gonesse, près de Paris, je craignais que quelqu'un me reconnaisse lors des premières réunions de parents-professeurs. Mais ça n'est jamais arrivé. J'ai fait trente ans d'éducation nationale, et personne n'a jamais rien su.

  • Vous avez évoqué le fait de ne pas être mère, ça vous a manqué ?

À 20 ans, je me disais : "Bon, je n'aurai jamais d'enfant." Ça me rendait un peu triste. À 26 ans, quand j'étais en couple avec Ute, je lui ai dit : "Si tu tombais enceinte, je le considérerais presque comme le mien, et on pourrait l'élever ensemble." Et elle a répondu : "Oh quelle horreur, mais de quoi tu me parles ?" Après ça, je n'ai plus pensé aux enfants du tout. Même si ma mère m'a longtemps demandé quand elle serait grand-mère.

  • Ute était d'ailleurs présente sur le shooting. Elle a toujours été à vos côtés ?

On n'a jamais perdu contact. Elle était arrivée à Paris au début des années 1960 pour être interprète. Un jour, un homme l'a emmenée chez Elle et Lui, un cabaret lesbien où j'avais un numéro. Les filles lui disaient : "Tu ne vas pas être amoureuse de ça, c'est un travelo." Durant quelques années, on a en quelque sorte formé un couple ; je ne faisais plus qu'un spectacle seule, et tous les autres avec elle. Ça a duré ce que ça a duré, on s'est séparées, et c'est resté en nous, comme un souvenir, comme un aimant.

  • Qu'est-ce qui vous étonne le plus, voire vous émerveille, dans ce que vous voyez aujourd'hui ?

Tout ! sur tous les plans, et notamment sur la transidentité. J'étais tellement étonnée de voir Léon Salin en couverture de têtu·, c'était vraiment formidable, ça m'a bluffée. À l'époque, les seules trans étaient des femmes, il n'y avait pas de garçons. Coccinelle aurait adoré sa chirurgie !

  • Vous êtes inquiète du retour de bâton auquel on assiste dans le même temps ?

En effet, les progrès ont été très rapides ces dernières années. J'ai vu longtemps les choses progresser très lentement et, tout à coup, ça s'est affolé. Et on sent venir de l'Amérique une réaction… Alors qu'avant, c'étaient les rouspéteurs habituels qui rouspétaient. Mais là, on sent quelque chose de profond qui nous vient de là-bas, et qui peut trouver de l'écho en France. Alors je dis "bravo", et en même temps je me dis qu'il y a un danger. Mais on ne va pas s'excuser d'exister.

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