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rencontreDroits humains : Alice Nkom, l'avocate inlassable des homos au Cameroun

Par Célia Cuordifede le 27/06/2025
Alice Nkom

[Article à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, ou sur abonnement] À 80 ans, l'avocate Alice Nkom poursuit son combat pour la dépénalisation de l'homosexualité au Cameroun, en Afrique centrale, où règne l'homophobie d'État.

Photographie : Célia Cuordifede pour têtu·

Derrière son grand bureau ovale nappé d'un drapeau arc-en-ciel, Alice Nkom aime à feuilleter le Code pénal de son pays, le Cameroun, en Afrique centrale. Elle s'arrête à la page 87 et nous lit, ses petites lunettes rectangulaires sur le bout du nez : "Toute personne qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe est punie d'un emprisonnement de six mois à cinq ans et d'une amende allant de 20.000 francs [CFA, 30 euros, NDLR] à 200.000 francs [CFA, 300 euros]."

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Depuis plus de 25 ans, l'avocate pénaliste se bat pour faire retirer cet article 347-1, et a créé pour cela l'Association pour la défense des homosexuels (Adefho) en 2003. "Au cours d'audiences de comparution immédiate, j'ai remarqué des hommes agenouillés, les poignets menottés et maltraités par les administrations pénitentiaire et judiciaire. Quand on m'a expliqué qu'il s'agissait de personnes jugées pour homosexualité, j'étais outrée, retrace-t-elle. Comment pouvait-on mettre l'amour en prison ? Et quel peuple peut espérer survivre en se bâtissant sur la discrimination ?"

Contre l'homophobie d'État

À 80 ans, avec une éloquence intacte, Alice Nkom se bat pour les droits humains à la tête du Collectif de familles d'enfants homosexuels, du Réseau des droits humains en Afrique centrale, de l'Association camerounaise des femmes juristes ou encore d'Adolescents contre le sida. L'avocate n'a jamais vraiment versé dans les conventions : elle est l'une des premières femmes inscrites au barreau du Cameroun. "Elle a toujours aimé provoquer, donner des coups de pied dans la fourmilière, témoigne Gaston Mbangue, son bras droit dans ses activités associatives. C'est une « Ngomindanga » [femme à problèmes, en bassa, une langue bantoue]", dit-il en souriant.

Dans sa défense de Camerounais accusés d'homosexualité devant les tribunaux du pays, l'une des affaires emblématiques de l'avocate est celle de Jean-Claude Roger Mbede – "un homme brillant", se souvient-elle. L'étudiant en philosophie à l'université catholique du Cameroun avait été arrêté puis condamné à trois ans de prison en 2011 pour avoir écrit un texto à l'homme qu'il aimait. Après la confirmation de son jugement en appel, Maître Nkom avait introduit un pourvoi en cassation auprès de la Cour suprême du Cameroun. "On était à deux doigts de faire casser le jugement et d'obtenir ainsi une jurisprudence", se remémore-t-elle. Mais son client est mort d'un cancer, à 34 ans, quelques semaines avant l'audience : sa famille homophobe le séquestrait depuis sa sortie de prison, lui interdisant tout traitement.

Au sein de son cabinet, Alice Nkom a baptisé du nom de son ancien client un espace qui sert de refuge pour les personnes LGBTQI+. Sur un mur de la mémoire des victimes de l'article 347-1 se côtoient le portrait de Jean-Claude Roger Mbede, celui d'Alim Mongoche, mort du VIH en 2006 alors qu'il venait d'être libéré après un an de détention provisoire, ou encore celui du directeur de la Fondation camerounaise de lutte contre le sida Eric Ohena Lembembe, torturé et assassiné en 2013.

"Tentative d'homosexualité"

L'avocate juge la pénalisation de l'homosexualité, en place depuis 1972 au Cameroun, contraire à la Constitution qui, dans son préambule, "affirme son attachement aux libertés fondamentales inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l'homme", dont la protection de la vie privée. "Dans notre droit, on ne peut pas mettre quelqu'un en prison juste parce qu'on dit au quartier qu'il est homo, or c'est ce que fait la justice camerounaise depuis des décennies", dénonce-t-elle.

En juillet 2021, l'avocate a obtenu la liberté provisoire de l'influenceuse et militante trans Shakiro, condamnée deux mois auparavant à cinq ans de prison pour "tentative d'homosexualité". "Alice Nkom est le flambeau de la communauté LGBTQI+, pas seulement au Cameroun mais dans toute l'Afrique", s'enflamme Shakiro, réfugiée en Belgique depuis deux ans.

Alors qu'en Afrique la communauté LGBTQI+ peine à trouver des alliés, Alice Nkom parvient à mobiliser des hétéros. "Elle est très pédagogue et souvent convaincante mais jamais conformiste, ses convictions sont très fortes", témoigne ainsi Gaston Mbangue, qu'elle a convaincu de s'engager. Pour sa défense acharnée des droits humains, "qui sont aussi les droits des homosexuels", répète-t-elle inlassablement, l'avocate est souvent menacée. En 2013, elle confiait à la radio RFI avoir reçu des menaces de mort la visant ainsi que ses deux enfants.

Biya, dégage !

Dans ce pays très pratiquant, à majorité catholique (69 %), les homophobes justifient leur haine par la religion. "La Bible me dit d'aimer mon prochain comme moi-même. C'est ce que je fais", balaie Alice Nkom, évangéliste, qui préfère s'inspirer des "mots progressistes" de feu le pape François. Au-dessus de son bureau trônent d'ailleurs deux photos du souverain pontife mort le 21 avril.

Début janvier, l'avocate a été convoquée par la police. Une organisation liée au pouvoir en place avait déposé une plainte pour "atteinte à sûreté de l'État" et "financement du terrorisme" en raison de la participation d'Alice Nkom à un forum de l'opposition en 2019 en Allemagne. Peu avant, les bureaux de plusieurs de ses associations avaient été mis sous scellés durant trois mois. Pour elle, cette succession d'enquêtes s'explique par la proximité de l'élection présidentielle. Paul Biya, 92 printemps et 43 ans de règne sans partage, pourrait se représenter pour un huitième mandat et tient à ne pas laisser à l'opposition la moindre marge de manœuvre.

Pour la femme de droit, pas question de baisser les bras, au contraire. "C'est le moment où l'on peut être audible", assure-t-elle, se disant prête à rencontrer le nonagénaire autocrate. D'autant qu'elle dispose désormais d'un argument de taille : en juin 2024, Brenda Biya, la fille du président, qui vit en Suisse, a fait son coming out bi. "Brenda défend son droit d'aimer qui elle veut contre les positions politiques de son père, se réjouit l'avocate. Nous devons saisir la balle au vol."

Consciente qu'à son âge "les forces diminuent", celle qui s'appuie désormais sur une canne prépare sa relève. Pour ça, elle peut compter sur ses deux enfants et huit petits-enfants, qui se disent "très fiers de leur Ngomindanga". "Il y a aussi tous mes enfants de cœur", souligne-t-elle : comme Gaston Mbangue, "le gardien de ma mémoire", ainsi qu'elle le surnomme. "Nous devons tout faire pour poursuivre son combat", appuie l'influenceuse Shakiro. En Belgique, cette dernière a entamé des études de droit et se promet de devenir, à son tour, avocate.

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