Alors que le pays passait pour l'un des plus tolérants d'Afrique concernant l'homosexualité, la violence homophobe se déchaîne depuis cet été en Côte d'Ivoire. Sur les réseaux sociaux, des influenceurs appellent à tuer les "woubis" au nom de la religion et de "valeurs africaines".
Texte & photographie : Célia Cuordifede, envoyée spéciale à Abidjan, Côte d'Ivoire.
Désormais, quand il se déplace dans son quartier populaire de Yopougon, à Abidjan, Nicolas (prénom modifié pour des raisons de sécurité), 21 ans, dissimule la moitié de son visage sous ses dreadlocks et longe les murs, comme pour disparaître. Le 1er septembre, il a été victime d'une violente agression homophobe alors qu'il se rendait sur son lieu de travail, un salon de coiffure sur le marché de Sicogi où il est apprenti. "Ils sont sortis de nulle part et ont commencé à me tabasser avec des bouts de bois et des cailloux, retrace-t-il, encore sous le choc. Ils étaient au moins dix à m'encercler et n'arrêtaient pas de crier : « À bas les woubis ! »" Ce terme péjoratif issu de l'argot ivoirien, le nouchi, désigne ici les homos et les personnes queers. "Depuis, reprend-il, j'ai des maux de têtes constamment et je souffre de contusions."
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La vidéo de son agression a circulé sur les réseaux sociaux. Dans les premières secondes, Nicolas y apparaît tremblant, le visage ensanglanté et le t-shirt déchiré. Quelques instants plus tard, une horde de jeunes se précipitent sur un homme – vraisemblablement l'un de ses agresseurs – et le rouent de coups à son tour. Serge-Kevin, 29 ans, conseiller clientèle chez Bouygues, était présent ce jour-là. "Nicolas est un de nos frères, c'est notre ami, on l'a protégé. Peu importe qu'il soit woubi", témoigne-t-il, se qualifiant volontiers d'allié pour la communauté queer. La place où Nicolas a été attaqué est le point de ralliement des jeunes du quartier, et elle est réputée LGBT-friendly. La agresseurs savaient donc parfaitement où frapper : "Quelques jours plus tôt, une personne a vanté le fait qu'ici les woubis sont en sécurité, ce qui a provoqué une descente violente de jeunes de quartiers alentours", retrace Serge-Kévin. Aujourd'hui, lorsque Nicolas foule le sol sablonneux de cette place abritée par un gigantesque manguier, il est accueilli par des checks chaleureux et des tapes dans le dos réconfortantes. "On a grandi ensemble, lui et les autres seront toujours en sécurité ici, seulement ils doivent faire attention à leur attitude à l'extérieur du quartier, c'est-à-dire à ne pas trop paraître efféminé – la Côte d'Ivoire reste un pays africain", explique Serge-Kevin sous l'acquiescement général, y compris celui de Nicolas.
C'est là toute l'ambivalence de la société ivoirienne. Jusqu'à récemment la Côte d'Ivoire, en particulier sa capitale économique Abidjan, était encore considérée comme relativement sûre pour les personnes LGBTQI+ en Afrique de l'Ouest. Certains la qualifiaient même de "refuge" : on y trouve 28 associations communautaires, mais aussi des discothèques et des bars queers et gay-friendly. Mais au mois d'août, ce visage a laissé place à un masque plus sombre d'intolérance et de violence. En l'espace de deux mois, au moins 60 agressions ont été signalées, rapporte l'ONG ivoirienne de défense des droits LGBTQI+ Gromo. "Cette vague de haine est sans précédent, nous n'avons jamais vécu ça, nous n'étions pas préparé à cela", déplore Cédric Pena, responsable mobilisation de l'association.
TikTok évangéliste et homophobe
La vague d'homophobie est partie de posts sur les réseaux sociaux : des influenceurs incriminaient une personne homosexuelle dans une supposée affaire de pédocriminalité. Parmi les premiers à relayer cette rumeur, l'influenceur Camille Makosso, un auteur de développement personnel et pasteur évangélique qui se donne le titre de "général". Ancien délinquant, suspecté de violences conjugales, admirateur de Donald Trump, il préside la Commission évangélique de Côte d'Ivoire, qui réunit 10.500 pasteurs. Le 21 août, il affirme sur son compte TikTok que "les woubis violent des enfants dans des hôtels" et seraient responsables de la transmission de la "variole du singe" (mpox). La vidéo est vue près de 2 millions de fois, et quelques jours plus tard l'influenceur lance "la chasse aux woubis". En septembre, la plateforme a supprimé son compte ; il en a depuis recréé un, sur lequel il cumule 940.000 abonnés et continue ses appels à la haine.
Après ces premières offensives, des influenceurs, dont Camille Makosso, n'ont pas tardé à réclamer "une loi contre les woubis, comme au Togo, au Burkina [Faso] et au Cameroun" (où l'homosexualité est passible de prison). Alors que l'homophobie d'État se durcit dans plusieurs pays d'Afrique (le Mali voisin vient tout juste d'adopter une nouvelle loi pénalisant l'homosexualité) au nom de la religion (musulmane ou catholique), de "valeurs africaines" proclamées ou encore d'un panafricanisme anti-Occident, la Côte d'Ivoire est-elle en train de basculer à son tour ? Dans ce pays important de l'Afrique de l'Ouest peuplé de 28 millions d'habitants très croyants (40% de chrétiens, 40% de musulmans), l'homosexualité n'est pas pénalisée mais reste largement considérée comme une déviance. "Nous sommes dans un vide juridique. Il n'existe pas de loi qui nous condamne, mais aucune ne nous protège non plus, souligne Cédric Pena. Depuis août, c'est comme si les gens avaient une autorisation sociale de nous agresser."
Attaques à la machette
De jour en jour, le premier appel à la violence lancé sur les réseaux sociaux s'est en effet concrétisé dans la rue. Virgil, 33 ans, patron d'un salon de coiffure sur le marché de Sicogi, a réchappé à deux reprises à ces descentes, menées surtout par de jeunes hommes, munis de machette et le regard débordant de haine. "À chaque fois, ils arrivent dans le marché en criant « À bas les woubis ! ». Ils sont des dizaines, mettent tous les magasins sens dessus dessous. La dernière fois, je me suis cassé la cheville en sautant depuis le premier étage pour m'enfuir", raconte-t-il tout en brossant soigneusement la perruque d'une cliente. Malgré tout, Virgil livre ce témoignage sans se cacher, écouté par quelques clientes, la plupart hétérosexuelles. Sur cet immense marché ouvert de Yopougon, les coiffeurs queers sont légion. "Jusqu'ici, c'était à peu prêt le seul boulot que l'on pouvait faire sans se cacher", confie l'un d'entre eux, preuve des limites de la tolérance prêtée à la société ivoirienne même avant la crise actuelle. Selon un sondage de l'ONG Gromo, 70% des personnes LGBTQI+ ivoiriennes seraient au chômage, contre 3% en population générale.
Après les attaques, Virgil et les autres ont fermé les portes de leurs salons pendant près d'un mois et demi, et n'ont rouvert qu'à la fin d'octobre, non sans craintes. "Tous les jours, on vient travailler avec la boule au ventre, sachant pertinemment qu'ils peuvent recommencer", souffle le trentenaire. D'ailleurs, le 22 octobre, deux jours avant notre rencontre, un coiffeur prénommé Marcel a été agressé à coups de matraque. Son corps, encore fébrile du traumatisme subi, est couvert d'ecchymoses. "J'ai remarqué un gars bizarre, qui tournait autour du salon, se remémore-t-il, les larmes aux yeux. Quand je suis descendu, des vendeuses de poisson m'ont dit qu'il demandait à tout le monde : « Les woubis sont revenus ? » J'ai couru, couru, mais je suis tombé dans les dédales du marché, c'est là qu'il m'a « chicotté »." De peur que son agresseur ne revienne, Marcel s'est cloîtré dans un lieu tenu secret, loin du marché et de son appartement.
Le pouvoir ivoirien ferme les yeux
Dans ces cas-là, que fait la police ? D'après plusieurs témoignages, le dépôt de plainte est un parcours du combattant pour les victimes. "Les policiers rusent pour nous décourager, rapporte Cédric Pena. C'est arrangeant pour les politiques, car sans plaintes ils peuvent dire que les violences homophobes n'existent pas." De fait, depuis le début de la crise, les autorités ivoirienne sont restées sur le fil de plus en plus lâche du "ni autorisé, ni pénalisé". "La Côte d'Ivoire est ouverte, mais elle reste un pays africain où ces sujets restent contraires à nos valeurs", a ainsi déclaré, le porte-parole du gouvernement, ajoutant dans un magnifique renversement des responsabilités que les personnes LGBTQI+ ne doivent pas "tomber dans la provocation".
Jusqu'à présent, la relative tolérance du pays poussait un certain nombre de personnes queers de la région à s'y réfugier. Michou, 30 ans, un créateur de mode guinéen, est ainsi arrivé à Abidjan début 2024. Rejeté par sa famille et victime de multiples agressions à Conakry, la capitale de son pays, il a fui au Sénégal, puis au Burkina Faso et au Mali avant d'y subir le même sort. "En arrivant ici, j'avais trouvé un peu de liberté et de légèreté", confie celui qui a réussi à se faire une place dans une galerie. Mais le refuge ivoirien ne semble pas immuable. "J'abandonne, je veux juste partir. Je suis saturé, épuisé, découragé", poursuit Michou, montrant une cicatrice sur son poignet, trace d'un coup de machette reçu lors d'une agression homophobe en septembre alors qu'il se rendait à son atelier de couture.
Un épuisement physique et moral similaire touche Tidiane, 22 ans, lui aussi originaire de Guinée. Arrivé en Côte d'Ivoire en novembre 2023, le jeune homme était jusqu'alors hébergé par une ONG pour les droits LGBTQI+. Mais le bâtiment a été attaqué en septembre, provoquant la fermeture du lieu. Avec son salaire de cuisinier de 60.000 francs CFA (92 euros), Tidiane n'a pas assez pour payer un loyer et doit dormir dans la rue. Ses yeux injectés de sang témoignent de son manque de sommeil. Désormais, comme Michou, il ne pense qu'à l'exil. L'Europe semble tellement inaccessible qu'ils envisagent tous les deux le Maroc (une destination qui revient bizarrement souvent, alors que l'homosexualité y est passible de prison). "On dit que là-bas les gens sont racistes mais qu'ils laissent les gays tranquilles", avance Tidiane. Ici, en l'espace de deux mois, les associations pour les droits LGBTQI+ et les lieux de refuge ont dû cesser leur activité, par crainte des représailles, laissant la communauté livrée à elle-même.
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