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portrait"Ne nous oubliez pas" : rencontre avec Lenny Emson, visage de la Pride de Kyiv

Par Elodie Hervé le 23/09/2022
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De passage en Pologne, Lenny Emson, à l'origine de la Pride de Kyiv, décrit son quotidien en Ukraine entre bombes et homophobie, et tente aussi d’alerter sur la situation des personnes LGBTQI+ afin qu'elles ne deviennent pas les oubliées de la guerre menée par la Russie.

D’un regard discret, Lenny Emson contemple sa femme, Michèle Emson. Iel ne tarit pas d’éloges sur celle qui partage sa vie depuis sept ans. Les vidéos qu’elle réalise, l’aide qu’elle met en place pour l’Ukraine, son militantisme pour défendre les droits des personnes LGBTQI+, notamment les personnes trans… Tout ce qui fait d'elle son premier soutien dans la direction de la Pride de Kyiv. “Ce n’est pas un portrait de moi, l'interrompt Michèle dans un rire. Aujourd’hui, je veux bien être juste la femme de Lenny, ce qui me remplit de fierté et d’amour.”

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Les épaules rentrées, une cigarette à la main, Lenny esquisse à son tour un sourire. “On ne s’étaient pas revu depuis l’invasion de Poutine en Ukraine", reconnaît-iel. Soit depuis six mois. Six mois de guerre, de pertes et de combats à mener, contre les soldats russes mais aussi contre l’homophobie des Ukrainien·nes. “Depuis le 24 février, j’ai l’impression de n’avoir vécu qu’une seule et unique journée. Qu’une seule, longue et difficile journée, souffle Lenny. Je ne pensais pas Poutine assez stupide pour attaquer physiquement l’Ukraine. J’ai mis du temps à réaliser.”

Du Canada à l'Ukraine

Au moment où la guerre éclate, Lenny est en vacances au Canada, où habite Michèle. Février, dans leur famille, c’est le mois des anniversaires. Celui de Lenny, mais aussi celui de leur mariage, en 2019. C’est un moment intime. Un cocon. Une pause à deux dans leur vie d’activistes queers. “Quand j’ai appris pour l’invasion russe, j’ai appelé mes proches, et je n’ai rien pu faire d’autre que pleurer et fumer”, confie Lenny. Cinq jours après la nouvelle, iel annonce à Michèle sa décision : retourner à Kyiv pour aider ses adelphes et son pays. 

Je n’ai pas de mots pour dire à quel point cette séparation a été difficile, souligne Michèle. Mais Lenny avait pris sa décision, alors on a trouvé une solution.” Grâce à une amie, Lenny parvient à embarquer dans un avion militaire affrété pour transporter du matériel vers la capitale ukrainienne. “Ces derniers mois, notre vie a complètement changé, reprend Michèle. Chaque matin, je me réveillais avec l’angoisse de ne pas avoir de ses nouvelles. Je lui envoyais un message et j’attendais de savoir si tout allait bien.”

"La situation est tellement catastrophique dans le pays que l'on se retrouve à nourrir les homophobes qui nous crachaient dessus avant la guerre."

Olena Hanich, de Gay Alliance Ukraine

À Kyiv, Lenny déménage son lit dans un couloir pour éviter les éclats d’obus ou de fenêtres, et met en place une aide alimentaire avec l’autre association LGBTQI+ de la ville : Gay Alliance Ukraine. “La situation est tellement catastrophique dans le pays que l’on se retrouve à nourrir les homophobes qui nous crachaient dessus avant la guerre, grince Olena Hanich, de Gay Alliance Ukraine. Ils sont venus nous voir parce qu’ils n’avaient plus rien à manger et qu’ils avaient honte. Ils nous ont dit que nous, on ne les jugerait pas."

À ses parents, qui vivent à Odessa, Lenny raconte être toujours au Canada. “Je ne veux pas les inquiéter, je ne veux pas que ma mère ait une attaque à cause de ça parce que Kyiv a été très touchée par les bombardements. Faut juste que je fasse attention au bruit autour quand je les appelle”, explique-t-iel. De son côté, sa sœur a fui l’Ukraine pour la Pologne – “Comme ça je n’ai plus à m’inquiéter”. Lenny estime avoir beaucoup de chance avec sa famille, qui connaît sa vie d’activiste et son histoire d'amour avec Michèle. “J’aurais aimé qu’ils soient là au mariage, mais ça coûtait trop cher de les faire venir au Canada. Avant la guerre, je vivais entre les deux pays.” 

Pride de Kyiv et invasion russe

Lenny se souvient des débuts du mouvement qu'iel a participé à cofonder en 2012. “La première année, nous n’avons pas pu marcher. On était dans le centre, à côté de la rivière. Et là, on a vu des bus arriver avec des centaines de personnes portant des masques, des battes et des trucs de ce style. C’était une manifestation contre nous, à l’endroit où nous devions marcher. La police nous a dit ‘si vous voulez y aller, allez-y, mais on ne vous protégera pas, on ne peut pas se fâcher avec ces gens-là.’ Pour des raisons de sécurité évidentes, on n’y est pas allé et, à la place, on a fait une conférence de presse. Mais les mecs des bus sont venus nous tabasser. Il y avait du sang partout. Ce n’était pas un moment facile.” 

Si l'ambiance était différente lors de la dernière Pride, en 2021, la difficulté à être LGBTQI+ en Ukraine reste forte. “Nous avons marché dans une ville déserte, où il n’y avait personne pour nous voir. La police avait évacué le centre de Kyiv avant la Pride. Il n’y avait plus personne, nulle part. C’était vide. Et au moment de la dispersion, nous avons été obligé de prendre le métro. La police avait réquisitionné plusieurs rames pour nous évacuer.”

"En Ukraine on est victime bien sûr de la guerre, mais aussi d’homophobie."

Lenny

Depuis l’offensive russe en Ukraine, la guerre a fragilisé encore plus les personnes LGBTQI+. “Par exemple, un jeune homme gay a disparu dans le Donbass, et personne ne sait ce qu’il est devenu. Du jour au lendemain, on n'a plus eu de ses nouvelles. On a aussi des histoires de familles qui partent d’Ukraine en laissant leurs enfants derrière eux parce qu’iels sont LGBTQI+. Ces personnes se retrouvent dans des situations atroces, puisqu'iels ne peuvent pas aller dans des abris, où iels peuvent être victimes d’homophobie et n’ont plus personne sur qui compter.” 

Alors, à Kyiv, Lenny et Olena recueillent les personnes LGBTQI+ dans leurs locaux. “Vraiment, ne nous oubliez pas. Parce qu’en Ukraine on est victime bien sûr de la guerre, mais aussi d’homophobie. On est là et on existe, même s’ils veulent nous faire disparaître.” En attendant la Pride de 2023 à laquelle Lenny pense déjà, une cagnotte a été lancée pour aider la communauté LGBQTI+ ukrainienne. Car, à ce jour, aucune des aides internationales envoyées à l’Ukraine n’est attribuée aux associations LGBQTI+. 

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Crédit photo : Céline Levain