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cinémaRencontre avec le cinéaste Saim Sadiq pour son bouleversant "Joyland" primé à Cannes

Par Franck Finance-Madureira le 28/12/2022
"Joyland" : le film queer qui représentera le Pakistan aux Oscars... censuré dans son pays

Primé au dernier Festival de Cannes et lauréat de la Queer Palm 2022, le film de Saim Sadiq sort en France ce mercredi 28 décembre. Pour le magazine têtu· de l'hiver actuellement en kiosques, nous avons rencontré son réalisateur qui nous raconte comment sa passion du cinéma est née au cours de sa jeunesse au Pakistan, et comment Joyland, film de liberté et d'amour sur jeune femme transgenre, a pu naître dans une société ultra-patriarcale, religieuse et conservatrice.

Il n’y a guère que le Festival de Cannes pour dérouler le tapis rouge à un film queer pakistanais. Et bien lui en a pris car Joyland, premier long-métrage de son réalisateur Saim Sadiq, a conquis en mai la Croisette, dont il est reparti doublement primé du prix Un certain regard et de la Queer Palm (présidée par l’auteur de ces lignes). Comme son nom l’indique, Joyland est un tourbillon d’émotions, qui met en scène un trio de personnages à des moments charnières de leur existence. Haider vit avec son épouse dans la maison familiale, où chacun s’épie et se surveille. Difficile pour ce jeune homme, qui ne répond pas aux codes de la masculinité telle qu’elle est définie par une société ultrapatriarcale, de tenir son rôle, de répondre aux attentes de ses proches et de la société : devenir père et porter financièrement sa famille. Au cours de sa recherche d’emploi, il pénètre pour la première fois dans un petit théâtre de danse qui cherche des jeunes hommes de bonne volonté pour accompagner, de quelques mouvements simples, la danseuse de l’un de ses shows. Cette danseuse, c’est Biba, jeune femme transgenre dont le caractère bien trempé remet à lui seul en cause les dogmes patriarcaux et religieux, et qui va troubler Haider comme jamais… Interview avec Saim Sadiq.

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Ton film Joyland porte un regard englobant sur la société pakistanaise, où as-tu grandi ?

Mon père était militaire et, tous les ans, nous changions de ville au gré de ses mutations. Je me suis senti “déplacé” pendant toute mon enfance, je devais changer d’école très souvent et quitter mes amis pour d’autres. Je pense que cela m’a permis de fréquenter des communautés et des langages différents, mais aussi de rencontrer des masculinités diverses, notamment dans l’armée où elles sont souvent proches des pires clichés. Mais pour les vacances scolaires je revenais dans la capitale, Lahore, où la famille de ma mère, ses quatre frères et sa sœur, vivaient tous ensemble avec leurs parents dans une immense maison. Pour un enfant, c’était plutôt sympa, mais cela impliquait de faire avec des rapports de pouvoir et de domination familiale, des règles à respecter et des décisions familiales sur la vie de chacun, sur leurs mariages…

Tu développes une approche réellement anthropologique de tes personnages…

J’ai étudié l’anthropologie à l’université du Penjab, à Lahore. Je ne voulais pas devenir docteur, businessman ou ingénieur, comme le souhaitaient mes parents. Il ne restait donc que les sciences sociales, qui m’intéressaient parce qu’elles étaient reliées à l’expérience humaine, à quelque chose de l’ordre du vécu de chacun dans la société. L’anthropologie m’a aidé à travailler mon point de vue sur les êtres, à sortir de tout jugement, à considérer l’éthique personnelle, ce qui a eu un impact fort sur l’écriture de Joyland. Cela m’a permis de ne pas en dire trop sur les personnages, de ne pas coller aux clichés pour qu’ils restent singuliers et, finalement, assez avares de leur sentiment. Je ne voulais pas d’un film qui ait un regard condescendant sur cette famille conservatrice, même si je me considère comme libéral.

Comment as-tu découvert Alina Khan, l’actrice qui joue Biba ?

Avant Joyland, pour présenter le cœur du projet à d’éventuels partenaires financiers, j’ai réalisé Darling, un court-métrage centré sur un théâtre de danse et une danseuse transgenre. Pour le casting de ce tournage, nous avions rencontré Alina Khan, qui était danseuse et trans, mais elle avait été mauvaise aux essais donc nous avions refusé sa candidature. Il n’y a pas d’actrices trans au Pakistan donc c’était vraiment compliqué de trouver le bon profil. J’ai dû me résoudre à ce que je me refusais à faire : choisir un jeune acteur avec un visage fin. Nous avons beaucoup travaillé, répété mais il y avait quelque chose qui ne collait pas. On constatait simplement que la transidentité ne s’apprend pas, même pour un bon acteur. Lorsque nous avons voulu lui faire travailler la partie dansée, nous nous sommes rapprochés à nouveau d’Alina pour qu’elle puisse lui enseigner les pas de danse. Un après-midi, elle a commencé à danser devant nous pour lui montrer. Elle était vraiment incroyable, belle et fascinante, et on a alors compris qu’on passait sans doute à côté d’un vrai talent, même si elle devait travailler son côté actrice. La décision a été prise très vite, nous nous sommes excusés auprès du jeune comédien qui a très bien compris notre choix. On entend beaucoup qu’un personnage trans doit être interprété par une personne concernée ; on se dit que c’est une bonne chose pour les acteurs et actrices trans à qui l’on propose trop peu de rôles. Mais ce que j’ai compris à ce moment-là, c’est que c’était aussi une bonne chose pour nous, parce que c’est la seule façon de vraiment comprendre et appréhender un personnage transgenre !

Et ça vous a menés à Cannes !

Nous avons commencé à tourner en septembre 2021 et on a terminé en novembre. En mai 2022, on avait la première mondiale à Cannes… Je me souviendrai toujours du 28 mars, le jour de mes 31 ans, quand on m’a annoncé la sélection du film. Et dire que je n’avais pas vraiment prévu de fêter mon anniversaire ! J’étais très heureux mais, en même temps, un peu paniqué car il y avait encore pas mal de travail pour finir complètement le film.

Double pression puisque c’était le premier film pakistanais sélectionné au Festival…

J’ai compris un peu plus tard que le fait que ce film soit la première œuvre de mon pays sélectionnée dans l’histoire du Festival était aussi extrêmement important, surtout pour un film traitant de ces sujets tabous. J’étais comme dans un rêve et je ne garde qu’un souvenir un peu diffus des remises de prix. À mon retour, tous les studios de cinéma pakistanais et les grandes stars du pays m’ont félicité !

Comment appréhendes-tu l’accueil du film au Pakistan ?

J’avais anticipé la censure qui allait s’abattre sur le film, donc je l’avais construit en sachant exactement quels plans et quelles scènes de sexe nous seraient reprochés et devraient être coupés. Et puis nous avons essayé de rester discrets sur la Queer Palm dans le pays car, malheureusement, le mot “queer” est chargé et représente tout ce que les dirigeants pakistanais conservateurs combattent. Pour eux le queer est de la propagande occidentale ! Le film a par ailleurs été sélectionné pour représenter le Pakistan dans la compétition des films en langue étrangère aux Oscars. C’est un peu schizophrène comme expérience, mais c’est un beau chapitre de ma vie. ·

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Crédit photo : Condor Distribution