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sexoArrêter la branlette pour gagner en muscle : la mouvance NoFap réinvente la sublimation

Par Stéphane Durand le 17/03/2023
La méthode NoFap préconise l'arrêt de la masturbation pour libérer son esprit et augmenter sa masse musculaire

Arrêter de se branler pour devenir plus musclé : telle est une des promesses de la communauté NoFap. Convaincus des bienfaits d’une méthode qui n’a pourtant rien de scientifique, certains gays suivent cette tendance, par ailleurs critiquée pour la virulence des propos sexistes et homophobes tenus par certains de ses adeptes.

Depuis plus d’un mois, Bruce pratique le NoFap. Comprenez : il a totalement arrêté de se masturber. À 28 ans, il doit cette découverte à des mèmes circulant sur les réseaux sociaux. Il a alors décidé de tester cette pratique et s'est laissé convaincre que l’arrêt de la masturbation pourrait lui faire retrouver une certaine liberté de conscience, et ainsi décupler ses capacités physiques et mentales : "Je suis vite tombé sur des forums Reddit où beaucoup de mecs en parlent. Le concept me semble assez straight [hétéro], d'ailleurs je ne connais pas beaucoup de gays qui pourraient totalement arrêter de se branler !"

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On doit le mouvement NoFap à Alexander Rhodes, un Américain de 33 ans qui, ado, complètement accro à la branlette et aux sites pornos, pouvait se masturber jusqu’à quatorze fois par jour. Devenu étudiant, le frêle rouquin cherche de l’aide sur un forum de la plateforme Reddit et se rend vite compte qu’il n’est pas le seul à souffrir de cette addiction chronophage. En 2011, il décide donc de fonder un site d’entraide mondiale à destination de ses congénères mâles : le mouvement nofap.com est né. Le terme "fap" vient de la traduction en anglais de certains mangas dans lesquels cette onomatopée est utilisée pour décrire le bruit des testicules tapant sur la peau lors de nos séances masturbatoires. Depuis, le mot est rentré dans l’argot américain et désigne familièrement la bonne vieille branlette (ou la sègue, pour les sudistes).

L'abstinence, un booster de testostérone ?

C’est aussi en partie pour se libérer de sa routine masturbatoire que Bruce a tenté le NoFap : "Je me branlais au moins deux fois par jour, j’avais besoin de retrouver du temps de cerveau disponible et de voir si ça pouvait améliorer ma condition physique". Car l’autre enjeu est là : perfectionner sa musculature. "Je me concentre beaucoup plus à la salle de sport qu’avant, il y a vraiment un effet motivant. Physiologiquement, t’as plus d’énergie et t'as envie d’en découdre." Cet effet boosteur, généralement rapporté autour du septième jour d’abstinence, est un des objectifs des NoFap, pour qui cette pratique augmenterait le taux de testostérone de notre corps : "Je ne sais pas si c’est vrai, avoue Bruce, ou si c’est juste une impression liée au mythe viril qui fait de notre semence un symbole de force qu’il faut garder en nous."

"Les études citées par les NoFap ne prennent pas en compte le fait que la testostérone diminue naturellement dans la journée. Cette baisse peut être attribuée à tort à autre chose."

Endocrinologue de l'APHP

Afin d’étayer cet argument d'une hausse de la testostérone, la communauté NoFap se prévaut d’études scientifiques, que nous avons soumises à un endocrinologue de l’APHP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris), qui préfère rester anonyme pour "rester en dehors de tout shitstorm". Ses conclusions sont sans appel : "Tout ceci est ridiculement non crédible sur le plan médical. Comme d'habitude avec les fake news, il faut plus d'énergie pour démentir par des preuves que d'énoncer des choses tendancieusement fausses. Mais citer des études ne suffit pas à avoir raison. Or, la grande majorité de celles qu’ils citent ne sont pas dans des revues à haut facteur d'impact. Par exemple, elles ne prennent pas en compte le rythme circadien de sécrétion de la testostérone, qui diminue naturellement dans la journée. Cette baisse peut être attribuée à tort à autre chose." Et lorsqu’on regarde de près lesdites études, on s’aperçoit que certaines n’ont été effectuées que sur 28 participants, et d’autres sur à peine une dizaine.

"Jm’en fous des scientifiques car ils passent leur temps à fap. Les scientifiques n'ont rien à me dire car ils sont sur Instagram en train de regarder des gros boules."

ImTarzan, influenceur fitness

Dans une de ses vidéos postées sur Tiktok en octobre dernier, l’influenceur fitness ImTarzan, 26 ans, ne cesse de vanter les mérites du NoFap. Et Imad, de son vrai nom, n’y va pas par quatre chemins : "Depuis que j’ai commencé mon NoFap, j’ai fait zéro cheat meal [comprenez un repas où l’on préfère se jeter sur le burger plutôt que sur les flocons d’avoine]. Je sais que je suis en train de faire un truc dur, car 99% des mecs n’ont pas la discipline de tenir. Ils se fap quatre à cinq fois par semaine, mais moi je ne veux pas être lambda. Les scientifiques ont prouvé qu’au bout d’un moment le Nofap ça ne sert à rien ? Jm’en fous des scientifiques car ils passent leur temps à fap. Les scientifiques n'ont rien à me dire car ils sont sur Instagram en train de regarder des gros boules. C’est qui le gars ? Tu ne l’as jamais vu et pourtant tu le crois alors que c’est qu’un gros pervers !" On comprend soudainement mieux pourquoi notre endocrinologue souhaite rester anonyme… S’ensuit toute une série de post avant-après à la gloire du nouveau corps musclé du jeune homme, qu’il ne doit qu’à une chose : l’arrêt de la masturbation, qui lui a redonné l’énergie nécessaire pour sur-performer à la salle de muscu.

"10 jours de NoFap, j’ai les burnes en feu"

Cette mouvance paraissant anecdotique, tout ceci pourrait prêter à sourire, mais lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le hashtag NoFap culmine à plus de 2,2 milliards de vues sur TikTok. Pour avoir une idée de l’ampleur du phénomène, il faut se rendre sur le forum Blabla 18-25 du site jeuxvideos.com, véritable mine d’or en matière de contre-culture viriliste. Rien que pour le mois de Janvier 2023, une cinquantaine de discussions ayant pour thème le NoFap ont été créées par les utilisateurs, avec des titres plus ou moins évocateurs tels que "10 jours de NOFAP, j’ai les burnes en feu" ou l’indémodable "Le NoFap rend fort." Le compte Tiktok @Nofapfr récence presque 32.000 membres, et sa bio invite les visiteurs à rejoindre un groupe Discord afin d’échanger sur le sujet, où près de 300 mâles se soutiennent mutuellement pour arrêter le porno, à base de "Bonjour Lieutenant", pour indiquer que l’on rejoint  la mouvance, et de  "Bravo soldat" pour féliciter chaque nouveau venu. Un champ lexical emprunté à l’armée, comme si les mâles entraient en guerre contre leurs hormones.

Le NoFap et les gays

En France, le site de référence s’appelle Stopfap.org. Selon son webmaster, il comptabilise plus de 72.000 membres depuis son lancement en mars 2016 et enregistre 1000 nouveaux inscrits tous les mois. Impossible cependant de connaître la proportion de gays fréquentant le site, qui ne recueillerait aucune donnée personnelle. Mais selon l'employé, certains membres auraient indiqué être homosexuels. Cela peut paraître paradoxal de voir des hommes gays fréquenter ces plateformes, où de nombreuses discussions comportent un caractère homophobe.

Bien souvent, les utilisateurs s’affirmant hétéros évoquent la crainte de devenir gay, incriminant leur porno-dépendance, qui les inciterait à regarder toujours plus de contenus et à s'égarer dans le visionnage de vidéos sadomasochistes ou gays, ce qu’ils considèrent comme une déviance : "Sur TikTok j’ai déjà vu un mec qui se déclare religieux dire qu’il regarde des pornos gays et que le NoFap lui permet de sortir de son péché, ce qui est clairement homophobe", affirme Matt, homo de 24 ans pratiquant le NoFap depuis plus d’un mois.

"Outre le potentiel de radicalisation violemment misogyne, j’y vois un énorme problème de santé mentale."

Stéphanie Lamy

Stéphanie Lamy, chercheuse et autrice du livre Agora Toxica (Éditions du Détour), s’interroge aussi sur ce qu’elle nomme "une mouvance masculiniste" : "Lorsqu’on voit Gary Wilson, un auteur américain controversé anti-pornographie, donner une conférence TED vue par 16 millions de personnes où il cautionne le NoFap en lui inventant des vertus pseudo-scientifiques, il y a de quoi s’interroger, alors que même le site de TED précise bien que son discours n’est basé que sur des pseudo-sciences." Dernièrement, l’experte s’est alarmée des nouvelles conditions d’accès du site StopFap, qui ne demande plus d’identifiant de connexion et devient, par le fait, ouvert à tous, quel que soit l'âge. "Outre le potentiel de radicalisation violemment misogyne, j’y vois un énorme problème de santé mentale, alerte Stéphanie Lamy. Interdire aux ados de se masturber, c’est une mise en échec garantie."

De son côté, Matt tempère : "Je ne pense pas que le mouvement NoFap soit foncièrement homophobe, puisqu’on peut aussi voir de nombreuses réponses dans les fils de discussions qui disent aux mecs que ce n’est pas grave d’être gay, et qu’ils ont le droit d’être qui ils veulent." Mais le jeune homme souscrit quant à lui à l'idée d'une pornodépendance : "J’ai commencé très jeune à regarder du porno, et ça a complètement falsifié mon rapport au sexe et à l’homme en général. On y voit que des mecs beaux et musclés, ce qui fait que je n’ai jamais pu m’intéresser aux mecs 'normaux'. C'est pour ça que j’ai ressenti le besoin de me défaire de cette addiction en pratiquant le NoFap." S’il avoue ne pas avoir remarqué une grande différence de motivation concernant sa pratique sportive, il trouve tout de même plus de temps à y consacrer : "Tous les prétendus effets positifs que l’on voit sur les réseaux fonctionnent, je pense, comme un effet placebo. Néanmoins, le NoFap m’a tout de même appris à mieux connaître ma sexualité, qui ne se résume plus à me branler frénétiquement devant un porno. Je tente désormais de m’ouvrir aux autres."

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