EuropeEntretien : Pierre Serne, conseiller régional d'Île-de-France

Par Adrien Naselli le 18/02/2016
pierre serne

Deuxième rendez-vous politique d’Adrien Naselli avec Pierre Serne, militant d’Europe-Écologie Les Verts, conseiller régional d’Île-de-France, conseiller municipal à Vincennes et militant de longue date pour l’égalité des droits LGBT.

J’avais rendez-vous avec Pierre Serne le jour de la nomination d’Emmanuelle Cosse, ex-patronne d’EELV, au poste de ministre du Logement et de l’Habitat durable. Une nouvelle qui n’était plus vraiment un secret pour lui, mais qui l’a tout de même mis en colère. Toutefois, ce chamboulement pour le parti auquel il est fidèle depuis des années ne l’a pas empêché de se livrer dans un entretien au long cours : Pierre Serne commente le retour et le passé de Têtu, se confie sur son travail associatif LGBT au niveau européen et philosophe sur l’ADN anti-discrimination des Verts.

 

EMMANUELLE COSSE AU GOUVERNEMENT

Plusieurs écologistes ont dénoncé "l'immoralité" d'Emmanuelle Cosse qui a choisi d'entrer au gouvernement en tant que ministre du Logement. Qu'en pensez-vous ?

Ce terme d'immoralité ne correspond pas à mon type de vocabulaire et j'essaye d'éviter de juger autrement que politiquement cet épisode même si, Emmanuelle Cosse étant une amie personnelle de longue date, la chose n'est pas simple. Cela dit, je fais partie de celles et ceux qui qui sont abasourdis par ce choix d'entrer au gouvernement. Abasourdi parce que ce choix, à ce moment-là, en plein débat sur la déchéance de nationalité ou sur l'état d'urgence constitutionnalisé, en plein durcissement du gouvernement sur les politiques sociales ou migratoires, apparaît comme le contraire même de ce que portait jusqu'ici politiquement Emmanuelle Cosse et même, j'oserais dire, de ce qu'elle était. Pour moi difficile de comprendre comment celle qui a été la présidente si offensive d'Act Up, l'une des initiatrices de « Nous sommes la gauche », la journaliste de Regards, la co-rédactrice de Cette France là, puisse devenir la ministre de Hollande et Valls.

Comprenez-vous son argument qui consiste à dire qu'en acceptant un poste de ministre on saisit l'opportunité de pouvoir agir réellement ?

C'est justement la raison principale de mon incompréhension. Au-delà de ce qu'on peut penser de ce qui peut s'apparenter à un virage politique impressionnant, on pourrait admettre un « pari stratégique » : on oublie avec qui on va gouverner en faisant le pari que ce qu'on va faire concrètement compte plus. Sauf qu'en février 2016, le quinquennat « utile » est pratiquement derrière nous, les marges de manœuvres politiques et financières sont inexistantes, d'ailleurs le dernier budget réel du quinquennat est déjà voté, il n'y a plus d'arbitrage à gagner. Pire, la loi Duflot sur le logement est en cours de démantèlement et voir Emmanuelle Cosse continuer ce travail de déconstruction est un vrai risque. Du coup on peut vraiment se demander pour quel but concret, pratique, tangible, ou plutôt utile, notamment à l'écologie politique, cette entrée plus que controversée au gouvernement se fait. Mon sentiment est qu'il n'y a justement aucun but politique et utile recherché. Alors même que les dégâts politiques sont eux considérables, notamment pour EELV, très déstabilisé, forcément, par l'entrée de sa secrétaire nationale dans un gouvernement avec lequel nous n'avons plus grand chose à voir. Ce qu'évidemment Emmanuelle Cosse ne peut pas ignorer. Beaucoup d'adhérents de notre parti sont aujourd'hui aussi tristes et désemparés qu'en colère. Très peu espèrent quoi que ce soit de bon de cet épisode.

Elle a milité dans le milieu associatif LGBT et anti-sida, en étant notamment la première femme hétéro à prendre la tête d'Act up. Comment se sont tissés les liens d'Emmanuelle Cosse avec ce militantisme ?

Comme pour tout ce militantisme, les choses ne sont jamais simples et douces, mais il y a un vrai lien entre Emmanuelle Cosse et les militants LGBT et de lutte contre le Sida, c'est une évidence. C'est d'ailleurs comme ça que je l'ai connue il y a plus de 15 ans. Et son intérêt pour ces sujets ne s'est jamais démenti, nous avons d'ailleurs terminé la campagne des régionales ensemble avec elle dans le Marais et notamment dans un bar lesbien dans une ambiance à la fois conviviale et militante. C'est aussi en pensant à ça et à certains reniements du gouvernement qu'elle rejoint, comme sur la PMA ou les droits des trans, que je me dis que vraiment il y a quelques chose qui cloche et qu'elle est en train de se couper de toute une partie de ceux et celles qui l'ont accompagnée et parfois soutenue ces dernières années. J'espère au moins que sa voix continuera à se faire entendre sur ces sujets au sein de ce gouvernement où l'on ne compte plus guère de soutiens aux revendications des LGBT et des discriminés.

MÉDIAS LGBT

Comment accueillez-vous le retour de Têtu ?

J’ai été un lecteur très assidu, puis un lecteur très déçu. J’avais été l’un de ceux qui avaient décidé d’arrêter de l’acheter après un édito de Thomas Doustaly [un ancien directeur de la rédaction] qui renvoyait dos-à-dos Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy en 2007, disant qu’au fond ils étaient équivalents pour les droits LGBT. J’avais été catastrophé par cette non-prise de position qui signait la disparition de tout esprit un peu militant. Il y avait chez nombre d’entre nous un ras-le-bol autour de ce qu’était en train de devenir le magazine. Je suis donc content que Têtu ait fini par être repris avec cette volonté de garder de l’information, avec en plus par exemple ce parti pris de s’intéresser aux LGBT de l’autre côté de la Méditerranée. Pour un grand nombre de populations LGBT, c’est extrêmement important, vital, d’avoir un fil quotidien d’infos. Et bien entendu, un grand média comme Têtu porte le discours de prévention sur le sida et c’est essentiel.

C’est cette absence de prise de position qui a fait perdre des lecteurs à Têtu selon vous ?

À partir du moment où on ne vise plus qu’un lectorat élitiste financièrement, qu’on réduit la partie info et qu’on perd les lecteurs historiques, le noyau dur est difficile à garder. En revanche, je comprends parfaitement l’importance que figure aussi de l’info légère, des people, y compris pour espérer que les messages de prévention, par exemple, soient lus par le plus grand nombre.

MILITANTISME

Vous avez travaillé un peu à tous les étages en politique : conseiller municipal, conseiller régional mais aussi à l’ILGA Europe, une fédération d’associations européennes LGBT travaillant notamment avec la Commission européenne à Bruxelles.

Je suis venu à l’engagement LGBT après être entré en politique. Je devais avoir 17 ans, et je pensais qu’il n’était pas nécessaire d’établir un militantisme spécifique aux LGBT. J’ai changé d’avis quand j’ai constaté que tant que ce n’était pas pris en main par des personnes un peu mobilisées sur la question, les sujets LGBT n’avaient pas voix au chapitre. Dans les années 1990, en allant chez les Verts, j’ai franchi le pas et je suis très vite devenu responsable de la Commission LGBT des Verts. Puis je me suis occupé des questions européennes de l’Inter-LGBT et de là me suis engagé au sein de l’ILGA-Europe qui regroupe des centaines d’organisations de tout de même 46 pays européens.

Quel était votre rôle ?

C’était fascinant : on passait des associations hollandaises aux dizaines de milliers de membre et aux millions d’euros de budgets, avec des salariés à ne plus savoir qu’en faire, des branches régionales, comme un peu dans toute l’Europe du Nord, à des organisations qui étaient minuscules et à peine légales dans des pays comme la Russie, la Géorgie ou la Biélorussie. On se débrouillait pour leur apporter des financements que parfois l’Union Européenne faisait passer par nous pour éviter d’avoir à les assumer diplomatiquement notamment par rapport à la Russie. Le niveau de diplomatie était haut, la Commission européenne nous consultait même sur l’accession de certains pays qui souhaitaient entrer dans l’UE. Les pays étaient au courant de ces consultations, nous avons même été écoutés par certains de ces pays qui ne voulaient pas risquer de mettre en danger leur candidature, et qui assouplissaient comme par magie leur législation à l’égard des LGBT du jour au lendemain. Cela m’a permis d’entrevoir des réalités très diverses, et de forger des outils ici, y compris sur le mariage pour tous.

Comment expliquer que l’opinion publique ne critique pas ces grandes associations LGBT des pays du Nord, ne les accuse pas d’être un lobby surpuissant comme c’est le cas en France ?

C’est une conception très différente des corps intermédiaires et de la médiation sociale. Ce sont des pays où il est normal que les syndicats ou les grandes organisations comptent des millions de membre et que les groupes sociaux de tous ordres aient voix au chapitre.

Est-ce que les questions de société interviennent également dans votre rôle de conseiller régional ?

Oui. On parle encore du mariage pour tous actuellement ! Je suis très identifié sur ces questions... Il m’est arrivé de pouvoir intervenir quand j’apprenais par une association par exemple qu’une personne LGBT sans-papier était sommée de partir. Parfois on peut taper du poing sur la table, comme la fois où le président de la région et le ministère des Affaires étrangères m’informent que le maire de Moscou veut me rencontrer pour parler du Grand Paris et du Grand Moscou, il y a deux ou trois ans. J’ai refusé de faire ce petit-déjeuner et ai expliqué pourquoi dans un communiqué insistant sur l’homophobie virulente de ce maire. Le petit-déjeuner a été annulé.

Et au conseil municipal ?

C’est plus rare, mais je peux intervenir par exemple quand un couple de garçons se voit refuser d’être sur le podium de la course des Foulées de Vincennes. Le maire a dû les recevoir et s’excuser. À Vincennes, il faut savoir qu’une bonne partie du conseil municipal allait à la « Manif pour tous ». Ils partaient en car en me faisant des grands coucous et en me demandant si je voulais les accompagner… Mais bizarrement, les gens qui vont à la « Manif pour tous » peuvent se montrer d’une grande amabilité avec moi. Ils ne comprennent pas pourquoi tout à coup j’arrête de leur faire la bise. Valérie Pécresse [la nouvelle présidente de la région Île-de-France] non plus ne comprend toujours pas ! Mais pour moi, c’est beaucoup plus profond que si nous n’étions pas d’accord sur le budget de la commune.

Vous considère-t-on comme le « militant de service » capable de vous fâcher durablement ? Avez-vous toujours pu garder ce cap ou avez-vous parfois dû faire des compromis ?

J’ai rompu toute relation avec certains élus. Je ne vais jamais au-delà de ce qui est obligatoire légalement et du respect des formes républicaines. J’ai un exemple : quand j’étais vice-président de la région en charge des transports, on travaillait très bien sur ces questions avec le maire de Versailles, François de Mazières. À partir du moment où je l’ai vu s’investir énormément en tête des maires à la « Manif pour tous », je lui ai annoncé que je rompais toute relation au-delà du strict minimum légal. Il n’a pas du tout compris, il estime qu’il ne faut pas mélanger la politique et la vie privée. Il m’a parlé de ses convictions religieuses. Or, les convictions religieuses de François de Mazières, je m’en moque. Mais à partir du moment où il embringue tout le décorum républicain avec son écharpe de maire à la « Manif pour tous », j’estime que je n’ai plus à aller au-delà de mes obligations d’élu.

EUROPE-ÉCOLOGIE LES VERTS

Comment expliquez-vous historiquement l’engagement anti-discrimination des Verts ?

Quand je suis arrivé chez les Verts, je ne connaissais pas tout le corpus du parti. J’ai découvert en lisant les bases de l’écologie politique que la lutte contre les discriminations, l’égalité des droits, étaient des principes intrinsèques à la constitution de l’écologie politique en France. En revanche, il y a une petite frange de l’écologie très naturaliste qui a des problèmes par exemple avec la PMA, mais globalement, ce mouvement en France ou en Allemagne, qui nait sur le terreau de 1968, est extrêmement lié aux combats sociétaux et à l’émancipation des personnes. Ce n’est pas un hasard si au début du mouvement écolo on trouve des gens du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et du MLF (Mouvement de Libération des Femmes). La Commission LGBT des Verts a été l’une des premières commissions thématiques du parti, au milieu des années 1990. Les gens étaient out au sein du parti, ce que je n’avais pas forcément vu au PS…

S’il y a bien une personnalité EELV qu’on entend sur ces questions, c’est Esther Benbassa, notamment sur les droits des trans.

Elle a décidé dès le début qu’elle serait la sénatrice des minorités les plus précaires et les moins défendues. J’ai été l’un de ceux qui l’ont convaincue de se présenter dans le Val-de-Marne et j’en suis fier. Elle porte ces combats à bras le corps et en aucun cas on ne peut l’accuser d’opportunisme, car ce n’est évidemment pas en militant pour les droits des trans ou des prostitué-e-s qu’elle va se faire réélire sénatrice...

Pourquoi n’entend-on qu’elle ? Est-ce que des gens la soutiennent en dehors de votre famille politique ?

Oui, les socialistes trouvent d’ailleurs parfois cela très pratique que ce soit elle qui parle des trans, ça évite d’avoir à le faire soi-même. Elle a des relations fortes avec des ministres car en tant qu’universitaire et juriste elle a une manière intelligente de porter le fer, et elle se débrouille pour que ses propositions soient accompagnées d’effets. C’est elle qui a aligné la pénalisation des propos homophobes sur les autres injures par exemple.

Le gros échec du gouvernement, c’est l’abandon du changement d’état civil pour les personnes trans et le droit à la PMA. Quelle aurait dû être la marche à suivre ?

Il fallait qu’on le vote tout de suite. Il était clair qu’on n’aurait pas d’autre fenêtre de tir que le débat sur le mariage durant tout le mandat. Esther Benbassa a prôné comme moi un paquet global, comme ce qui nous était promis au départ par le PS. De toute façon, vu ce qu’on se prenait dans la figure, dans la rue comme dans l’hémicycle, ça n’aurait pas été pire.

Que pensez-vous de cette étude menée par Sciences Po qui révèle que 30% des gays mariés ont voté Front national aux dernières régionales ?

Je me méfie de ce chiffre. Cela dit, ça correspond à une réalité : l’échec de n’avoir pas su créer un front des discriminés. À une époque, on savait faire front commun avec les associations antiracistes ou féministes. Je suis assez frappé de voir de jeunes homos capables de penser que cela peut être bon pour eux de voter FN alors que tout leur mode de vie est honni par ces élus. Au conseil régional, je constate leur racisme et leur homophobie primaires chaque jour. C’est peut être l’un des seuls avantages à ce qu’ils aient gagné des sièges aux élections : on va enfin voir en public ce qu’ils racontent, leurs rires gras et goguenards quand on parle des associations LGBT en séance. Ils nous détestent et détestent notre mode de vie, avec ou sans « plume dans le cul » à la Marche des fiertés.

TRANSPORTS ET VIE GAY

Vous êtes administrateur du Syndicat des Transports d’Île-de-France. Avec le Grand Paris, va-t-on voir de nouveaux lieux de vie gays apparaitre ?

Cela a souvent été dit, mais je crois que c’est de la science-fiction : je pense au contraire qu’il y a une volonté de ne pas forcément être vu de ses voisins quand on est dans des petites villes de grande couronne. J’ai toujours considéré que le reproche de ghettoïsation du Marais était une incompréhension totale de ce qu’était la découverte de sa sexualité et du fait que nous sommes discriminés, à petite, moyenne ou grande échelle. Quand on est noir dans une famille noire, on peut en parler en famille. Quand on est issu d’une classe sociale discriminée, idem. Quand on est homo, il faut sortir du cercle familial ou local pour aller trouver ses pairs. Il y a en ce sens une fonction sociale des établissements et des quartiers gays.

 

Quel lien avec la politique des transports ? Vous avez notamment créé la carte Navigo à tarif unique pour toute l’Île-de-France…

Ce n’est évidemment pas sa fonction principale, mais j’ai essayé d’expliquer que le pass Navigo à tarif unique permettrait  à un certain nombre de gays qui vivent au fin fond de l’Ile-de-France de venir prendre un verre dans le centre de Paris sans se ruiner. Je connais pas mal d’homos qui doivent mettre en place des stratégies pour soit dormir chez une connaissance, soit rentrer avec quelqu’un, car leurs déplacements étaient rendus impossibles par les coûts. Pour toute une série de jeunes non-salariés ou salariés précaires, la vie est sans doute simplifiée.