TunisieTribune : Pourquoi faut-il soutenir l'association tunisienne Shams ?

Par Yadh Krendel le 02/02/2016
Shams

La Tunisie, une démocratie qui sacrifie ses enfants.

Depuis la très célèbre révolution du Jasmin, la Tunisie a su garder le cap vers une démocratisation progressive malgré les moments d’instabilité et de chaos qu’elle a connue. La plupart des libertés sont désormais théoriquement acquises. Révolu le temps où on allait en prison pour avoir critiqué untel ou untel, révolu le temps où on était surveillé en permanence partout et par tout le monde, révolu le temps où on utilisait Hotspot Shield pour aller sur les sites censurés, révolu le temps où les médias étaient sous le contrôle absolu de l’état policier corrompu… Aujourd’hui en Tunisie, nous avons réussi à mettre en place une constitution exemplaire dont beaucoup de pays rêvent.

Trois ans après la promulgation de cette constitution, on a du mal à comprendre pourquoi les lois, souvent ancestrales, n'ont toujours pas été adaptées à la rigueur de la nouvelle constitution. Mais, en l'absence de Conseil Constitutionnel, qui pourrait s'en étonner ? L'État tunisien marche avec une jambe de bois, les juges appliquent des lois vieilles de Mathusalem, la police s'arroge des droits, et personne ne tranche... Autant dire que tout le monde est maître en son domaine !

Cette jeune démocratie est en train de trébucher et il y a encore énormément de travail à faire afin qu’elle atteigne une certaine maturité. 

De nombreux débats sociétaux sont toujours inachevés ou, n’ont toujours pas été entamés, certaines lois injustes et anticonstitutionnelles sont toujours présentes, les conditions de vie des classes sociales les plus défavorisées sont toujours inchangées, les injustices entre les régions sont toujours là… Mais, on peut rester optimiste quand on voit la réactivité de la société civile qui est toujours aux aguets.

Si nous pensions la plupart des libertés acquises, il semble que la réalité nous rattrape. Ces derniers mois, nous avons assisté à de nombreuses bavures ; arrestation de jeunes artistes pour avoir consommé du cannabis, viol d’un jeune tunisien par un agent des forces de l’ordre, de jeunes filles harcelées pour leur tenues jugées « indécentes » aux yeux de certains, des appels au meurtre lancés contre certains militants, de jeunes homosexuels emprisonnés dans des conditions carcérales scandaleuses, des tests anaux pratiqués pour prouver l’homosexualité de certains accusés, des discours d’incitation à la haine diffusés sur les chaines de télévision en toute impunité, des plaintes contre l’association Shams déposées par l’Etat pour la suspension de ses activités…

Le traitement qu’a connu Shams est le parfait exemple de l’immaturité de la démocratie tunisienne. Tous nos membres ont été menacés de mort et aucun jugement n’a été émis pour leur protection. Bouhdid Belhedi a dû quitter son domicile familial depuis le 25 mai 2015. Ahmed Ben Amor notre vice-président a été harcelé au sein de son lycée, a été agressé par son propre père et a dû quitter sa ville natale pour pouvoir continuer ses études et être en sécurité. Ayoub Moumen a été menacé par les islamistes homophobes et a été mis à la porte par ses parents à cause de son appartenance à Shams. Hedi Sahli, notre vice-président en charge des affaires internationales a dû quitter la Tunisie suite à des menaces très sérieuses contre lui et sa famille.

Actuellement nous sommes tous menacés par une plainte au pénal pour attentat à la pudeur et incitation à la débauche. L’ex-ministre de la santé publique Abdellatif Mekki a appelé à la dissolution de l’association devant le parlement. Le gouvernement nous a même accusé de ne pas avoir un statut légal alors que nous détenons toutes les preuves du contraire. La chaine de télévision El Zaytouna TV a consacré une émission de deux heures pour parler de Shams : nous avons été traités de pervers, de peuple de Loth, de vermines et la liste d’insultes est encore longue. Lors de cette émission, un imam a appelé au meurtre de tous les membres de Shams ainsi que des homosexuels par lapidation, crémation ou en nous jetant du haut d’un immeuble. Le mufti de la République a même lancé une Fatwa pour interdire Shams. Le président de la république Béji Caïed Essebsi a déclaré sur une chaîne égyptienne que l’article 230 – Article qui condamne l’homosexualité - ne sera jamais aboli de son vivant et a limogé son ex-ministre de la justice Mohamed Salah Ben Issa pour, entre autres, avoir soutenu son abolition.

Aujourd’hui, nous recevons des dizaines de messages par jour envoyés par des jeunes en détresse qui sont totalement perdus. Nous essayons de les aider avec les moyens du bord mais l’Etat nous a bloqué en ne nous autorisant pas à avoir un compte bancaire. Dans cette nouvelle Tunisie, on estime le taux de suicide cinq fois supérieur chez les homosexuels que chez les hétérosexuels. Par ailleurs, une propagation alarmante du VIH a été constatée partout dans le pays, comme, du reste, plus généralement, dans le Maghreb comme le soulignent les dernières études de l'OMS, et ce à cause de la marginalisation de cette minorité et de l’absence totale de moyens préventifs et de l’impossibilité de faire de la prévention auprès de cette communauté non reconnue par l’Etat.

Voilà pourquoi, au regard de tous ces éléments, nous sommes inquiets. Non, tout ne va pas bien sous le soleil tunisien. Pire encore, après avoir été les acteurs ardents d'un changement de régime, nous avons le sentiment d'avoir été les dindons d'une farce indigeste. Les gays et les lesbiennes tunisiens n'ont pas seulement été courageux de brandir les drapeaux de la liberté pendant la révolution, ils se trouvent désormais en prison pour l'exemple, comme une caution au plus radicaux des traditionalistes, comme une mesure d'ajustement politique pour une coalition d'union nationale qui les a sacrifiés. Nous ressentons comme une trahison de cette superbe démocratie naissante que nous avons servie et pour laquelle nous nous sommes tant battus. Sauf qu'elle a oublié ses enfants. Pire encore, elle préfère les sacrifier sur l'autel du « renouveau » avec un air de déjà vu...

Yadh Krendel.
Président de Shams.
 
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