Les personnes LGBTQI+ sont nombreuses à fuir l'homophobie d'État au pays du jasmin. Mais malgré la violence, malgré les menaces et le vide laissé par ceux qui sont partis, d'autres décident de rester et de résister, élevant leur voix pour visibiliser leur condition.
Partir ou rester ? Rester pour lutter contre l’homophobie ambiante, ou partir pour la fuir. Il y a peu de temps, Ylos [prénom modifié], 30 ans, a fait son choix. En 2020, son ancien employeur l’a outé auprès de la police. L’homosexualité étant pénalisée par l’article 230 de la constitution tunisienne, la jeune femme s’est rapidement fait arrêter, non sans violences physiques et psychologiques. La peine encourue peut aller jusqu’à trois ans de prison. "Sans preuves", elle est finalement relâchée quelques heures plus tard, traumatisée. "Je vis ouvertement mon homosexualité, annonce-t-elle. Mais parfois, je dois faire semblant d’être quelqu’un d'autre pour éviter les ennuis…" Cet incident l’a contrainte à rester cloîtrée de longs mois dans son appartement tunisois. Neuf au total. Neuf mois sans être capable de mettre un pied dehors sereinement.
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"La délation, l’arrestation, la violence… Tout cela a pris du temps à digérer", souffle-t-elle en tirant lentement sur sa cigarette. Un temps qui l’a amenée à réfléchir sur son avenir. "Je n’avais jamais pensé à quitter la Tunisie avant ça, assure la trentenaire. Mais mon pays a décidé que je suis une criminelle parce que j’aime une fille". Son rêve ? Avoir une maison, "dans le style de celle de Twilight", encerclée par la verdure et à l'abri des regards. Pouvoir se marier et avoir des enfants. Une utopie en Tunisie.
"J'existe"
Beaucoup ont déjà quitté le pays. Pourquoi pas elle ? En 2016, Ylos a même aidé sa meilleure amie à partir vers la France, fuyant une famille conservatrice qui l’avait mise à la porte. "Je ne veux pas partir, esquisse-t-elle d’une voix fluette en allumant une nouvelle cigarette. On a besoin de gens qui restent, de personnes qui luttent pour les prochaines générations pour que les choses changent. Si tout le monde part, alors qui reste ?" Rester donc, malgré la violence, malgré les menaces, malgré la frustration et le vide laissé par ceux qui sont partis. Et tirer un trait sur la plupart de ses projets de vie. Son plus cher combat est gravé à l’encre noire sur son épaule droite : "j’existe".
À l’approche de la trentaine, Weema s’interroge aussi. Dans son entourage, les discussions autour de l’exil sont récurrentes, voire incessantes. "C’est devenu un cauchemar, souffle-t-iel. Tu te demandes en boucle qui sera la prochaine personne à partir et par quels moyens". Et puis il y a ceux qui sont déjà partis. Ils envoient généralement de bonnes nouvelles depuis leur nouvelle vie, photos à l’appui. "Certains me disent que je devrais arrêter de faire ce que je fais, que je devrais sauter le pas et songer à être égoïste, rapporte le militant pour les droits des personnes LGBTQI+. Mais le travail que je fais ici est un combat, une lutte que je veux personnellement voir aboutir et que je ne compte pas lâcher de sitôt". D’autant que dernièrement, Weema a fait son coming out auprès de ses parents, qui ont plutôt bien accueilli la nouvelle. "Maintenant que mes parents sont au courant, il n’y a presque plus d'obstacles pour moi, assure-t-iel. C’est important d’être out pour la communauté et d'en parler. C’est important de montrer que l’on existe".
Un fait rare en Tunisie, où l'homophobie reste profondément ancrée. Et où la loi menace directement les LGBTQI+, pénalisant les relations homosexuelles. Une peine héritée de la loi coloniale, du temps où la Tunisie était sous protectorat français (1881-1956). Le texte vise autant l’homosexualité féminine que masculine. Mais pour "prouver" l’homosexualité d’un homme, la police peut encore imposer la pratique dégradante d’un test anal.
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Une dizaine d'assos LGBTQI+
Exister individuellement ou en tant que communauté est un combat incessant en Tunisie. "J’ai toujours pensé que le simple fait de rester ici, c’est de la résistance, c’est de l’activisme. Car dans notre vie de tous les jours, on se bat pour maintenir notre accès aux droits, à l’espace public, à l’égalité", estime Badr Babou, président et fondateur de l’association pour l’égalité Damj. Malgré tout, au fil du temps, de petites victoires significatives ont été remportées. A commencer par l’activisme LGBTQI+, qui n’est pas interdit au pays du jasmin. Après la révolution, en l’espace de sept ans, une petite dizaine d’associations et ONG ont vu le jour pour défendre les droits des personnes de la communauté. Les rassembler aussi.
L’association Mawjoudin (traduisez "On existe") cofondée par le militant Ali Bousselmi, est de celles-là. Nichée dans un quartier résidentiel de Tunis à l’ombre des orangers, l’association a d’abord exercé sous le statut "volontairement peu descriptif" de la protection des droits humains. En 2018, dans un élan de confiance et toujours dans cette volonté d’occuper le terrain, de montrer qu’une communauté LGBTQI+ existe bel et bien en Tunisie, quoiqu’en disent ses détracteurs, ses statuts ont été modifiés. "On tenait à notifier le fait que l’on travaille sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre", explique Ali Bousselmi, 33 ans. La modification est passée sans difficultés. Depuis 2014, l’organisation offre un lieu sûr où les personnes LGBTQI+ peuvent trouver une assistance médicale, un soutien psychologique, mais aussi demander une aide au logement lorsqu’elles ont été bannies de chez elles. En 2021, un peu plus de mille personnes ont eu recours à ces services. "En tant que personnes LGBTQI+ on n’avait pas d'endroit où se sentir en sécurité et encore moins de lieux où rencontrer la communauté, se souvient Ali Bousselmi. Avec Mawjoudin, on a voulu créer un ‘safe space’".
Des photos en guise de feu vert
D’autres lieux sûrs pour les personnes LGBTQI+ ont depuis vu le jour dans la capitale tunisienne, notamment dans des bars, des cafés, des cinémas ou encore des lieux culturels comme l’Institut Français. "On a voulu que la notion de ‘safe space’ dépasse les murs de Mawjoudin, indique Ali Bousselmi. Alors on a créé un label que l’on décerne après une formation au sein de de l’association, qui permettra à terme de cartographier les lieux sûrs". Mais parfois la réputation de l’accueil réservé aux LGBTQI+ d’un établissement peut reposer sur un coup de folie. Et pour cause : à une époque, Ali Bousselmi et quelques proches amis faisaient des descentes dans des bars tunisois, peu recommandés pour la communauté, dans le but qu’ils deviennent friendly. "Pour montrer qu’on était là, on se mettait du rouge à lèvre, on dansait entre mecs… En fait, on essayait de correspondre aux stéréotypes que peuvent avoir les homophobes", raconte-t-il amusé. Des photos de des soirées étaient postées sur les réseaux sociaux, en guise de feu vert pour la communauté. "Généralement, quelques jours après, on observait que des personnes LGBTQI+ se mettaient à fréquenter ces lieux", assure le militant. Et d’ajouter : "La lutte pour les droits LGBTQI+ en Tunisie passe essentiellement par un combat d’espace que personne ne va nous offrir. C’est à nous de l’arracher et de montrer que l’on existe".
Un combat d’espace, d’image aussi, qu’Othello a décidé de mener sur les réseaux sociaux. Plus connu sous le pseudo "The Reader", le vingtenaire fait partie des très rares influenceurs/créateurs de contenus ouvertement queers en Tunisie. "Je suis autodidacte, parce que je n’ai pas eu mon bac à cause de l’homophobie que je subissais quotidiennement dans mon lycée, tant par les élèves que par les professeurs", confie-t-il, en effleurant le bout de ses cheveux blond. Ce passé douloureux, il ne le cache pas à ses 7.000 followers sur Instagram, au contraire. À l’origine, Othello abordait surtout la littérature, "un refuge" lorsqu’il était harcelé. Mais aujourd’hui il parle ouvertement de tous les sujets qui touchent de près ou de loin à la communauté LGBTQI+, en racontant bien souvent son parcours cabossé.
Petites victoires
"J’essaie de tirer profit de mon traumatisme pour que plus personne ne se sente seul comme je l’ai été", glisse le jeune influenceur, fier de pouvoir contribuer au changement dans son pays. Sur les réseaux sociaux, son profil est public. Il n’est donc pas rare qu’il reçoive des menaces homophobes et des messages de haine. "Je n’ai pas toujours autant le courage d’élever ma voix, admet-il. Parfois je prends peur et je me dis qu’il faut que j’arrête". Partir, Othello y a déjà pensé plusieurs fois. Mais en réalité il n’imagine pas une seule seconde lâcher cette "zone de confort" qu’il s’est construit. "Aujourd’hui, je peux me permettre plus de choses qu’avant en Tunisie, parce que j’ai une stabilité financière et émotionnelle, assure-t-il. Je sais que ma vie n’est pas parfaite, et elle ne le sera sans doute jamais, mais elle est en train de s’améliorer parce que j’ai lutté pour et j’ai même failli en crever". Si la condition des personnes LGBTQI+ est toujours très menacée en Tunisie, la révolution et la libération de la parole qui a suivi ont permis quelques avancées.
"Aujourd’hui, on parle d’homosexualité dans les médias et dans la société, observe Badr Babou. Avant 2011 [année du printemps arabe en Tunisie], c’était impossible, les gens étaient dans le déni vis-à-vis de l'existence même de personnes LGBTQI+". Un constat que partage Ylos. "Il y a plus de visibilité, c’est certain. Et puis, maintenant les médias utilisent le terme d’homosexualité, alors qu’avant ils parlaient de pervers, de malades…", observe la jeune femme qui explique par ailleurs que des manifestations sont possibles tout comme des plaidoyers pour l’abrogation de l’article 230. En 2013, la création de l’Haica(la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle), a d’ailleurs permis aux associations de saisir l’institution pour des motifs d’incitation à la haine par exemple. Ainsi, des séquences homophobes sur des plateaux de télévision et à la radio peuvent être supprimées. L’Haica peut aussi infliger des amendes. Il n'empêche que, malgré ces petites victoires, l’inquiétude demeure dans le milieu associatif LGBTQI+. Car en février 2022, le président Kaïs Saïed a annoncé vouloir interdire tout financement étranger des associations tunisiennes. "Si une telle loi venait à passer, cela entraverait assurément nos activités", craint Ali Bousselmi. Et entraînerait de fait, un retour en arrière.
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>> NDLR : l'autrice de ce reportage publie aux éditions du Rocher Ceux qui restent. En Afghanistan, au Liban, au Sénégal, au Guatemala, en Tunisie.
Crédit photo : Chedly Ben Ibrahim PhotoNur via AFP