Rencontre avec l'historien Nicolas Lebourg, spécialiste du Front national, un habitué des débats qui lutte contre « la culture du clash à la télé depuis que Sarkozy est arrivé au pouvoir en 2007 ».
Slate a publié un extrait du nouveau livre de Nicolas Lebourg, "Lettre à un étudiant gay néoparisien tenté par le vote FN". Nous l'avons rencontré pour qu'il nous en dise plus sur ce personnage.
TÊTU | Vos précédentes enquêtes sur le Front national sont écrites dans un style beaucoup plus universitaire. Je pense par exemple à Une Histoire de la haine identitaire… Est-ce que ces Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout sont une manière d’être lu par plus de monde ?
Nicolas Lebourg | L’idée originale n’est pas de moi, elle vient du rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Dans le jargon, c’est ce que l’on appelle un livre d’intervention dans lequel on essaye de discuter avec le lecteur. J’utilise le terme à dessein car depuis que Nicolas Sarkozy est arrivé au pouvoir, on a assisté à la transformation du débat public en machine à clash. J’aimerais participer à un mouvement de "re-rationnalisation" du débat public.
Vous vous adressez à plusieurs catégories sociales : le « gendarme catholique de Nantes », la « caissière de Perpignan » ou ce fameux « étudiant gay néoparisien tenté par le vote FN ». Ces personnages, vous les avez rencontrés lors de vos enquêtes de terrain ?
Ils sont inspirés de personnes réelles, mais la construction des personnages s’est faite à partir des données sociologiques que nous avons sur le FN. Habituellement je récupère les archives internes, puis les archives des services de renseignement, et enfin je fais des entretiens. Là c’est différent : je repars de la sociologique de l’électorat et je crée des personnages afin qu’ils soient incarnés. Il s’agit de faire comprendre à mes amis de gauche que l’électorat du FN, ce sont des gens avec de la chair. C’est très simple de dire : « Tous des cons ». Alors que si on prend cette caissière, sa vie, dans les détails, on peut accéder à un véritable débat démocratique.
Pourquoi avoir choisi ce personnage d’étudiant gay ?
Les homos permettent de montrer que la mutation du Front national est liée à son évolution sociologique. Nous ne sommes plus dans l’extrême droite monolithique, ce n’est plus les Anciens contre les Modernes. Dans le cas de ce personnage, ce n’est pas un hasard si j’ai choisi un petit bourgeois : ce sont souvent de jeunes gens qui s’élèvent socialement en faisant des études. J’ai d’ailleurs écrit le chapitre avant le fameux tweet du groupe FN de Sciences Po qui souhaite une bonne Marche des fiertés parisienne au début de l’été. Ce qui n’a pas manqué de faire tousser à certains endroits au FN.
Pouvez-vous préciser cette notion de néoparisien ?
Cela vient de la fameuse expression « monter à Paris » : quand vous êtes de Brives-la-Gaillarde et que vous venez à Paris, soudain vous vous mettez à parler de Brives-la-Gaillarde comme de la Province.
Pourquoi avoir choisi spécifiquement un gay alors que votre lettre semble s’adresse à toute la jeunesse précaire dans son ensemble ?
Dans le traitement des bonnes enquêtes d’opinion, il y a une évolution hallucinante : on se met à parler en soi du vote des catholiques, des ouvriers, des femmes, des gays, etc. Or quand vous entrez dans l’urne, vous n’êtes pas que catholique, ouvrier, femme ou gay. Vous pouvez être un homme, riche ou pas, gay ou pas, croyant ou pas. L’être humain est multidimensionnel, à l’inverse des campagnes de Nicolas Sarkozy qui sont segmentantes. C’est pourquoi chaque portrait commence toujours par « hier » puis continue sur « aujourd’hui ». Non, l’être humain ne se réduit pas à une petite case.
Marie-Pierre Bourgeois, dans son ouvrage Rose Marine, s’intéresse aux liens entre homosexualité et FN. Etes-vous, comme elle, d’accord sur le fait que le discours de mai 2010 marque un tournant dans la stratégie de Marine Le Pen ?
Il s’agit d’un moment fondateur où elle a complètement compris le « néopopulisme de Geert Wilders » [Pays-bas, ndlr] avec un discours disant : « Nous ne sommes pas l’extrême droite du XXe siècle, au contraire nous défendons les valeurs libérales contre l’islamisme et donc nous défendons les gays, les femmes, les juifs ». Marine Le Pen a retenu toutes ces leçons. Ce discours a eu un impact énorme, et il a sans doute été entendu par un grand nombre de gays.
Quel rôle voyez-vous Florian Philippot jouer dans les mois à venir ?
Pour l’instant les choses sont claires : alors qu’il n’était là que sur décision de Marine Le Pen, il a été reconduit après le Congrès où il a pourtant fini quatrième. L’onction militante n’a pas marché, c’est assez humiliant pour lui, le parti est réorganisé et, surprise, il a encore plus de pouvoir qu’avant. Marine Le Pen répond donc clairement : « Circulez, il n’y a rien à voir ».
Pensez-vous que le numéro 2 du FN puisse être un facteur d’adhésion pour de jeunes – ou moins jeunes – gays tentés par le FN ?
Je pense qu’il est rassurant pour tous ceux qui ont envie de se rassurer. C’est paradoxal : dans les façons de légitimer le FN, il y a ce réflexe de dire : « Je partage le souci du petit peuple et vous, vous êtes des bobos ». Mais ce que le FN ne dit pas, c’est que dans le Nord-Est il y a un sur-vote des cadres supérieurs. Or ils nous parlent systématiquement des ouvriers ! Florian Philippot permet au FN de dire qu’il n’est pas raciste et qu’il est devenu plus professionnel. C’est un miroir, il donne aux gens ce qu’ils ont envie de voir.
Nicolas Lebourg
Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout
Editions Les Echappés
136 p.
13,90€
Pour en savoir plus :
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Crédit photo couverture : Manuel Braun