Madonna a entamé dimanche une série de 12 concerts au Grand Rex, à Paris. En mai dernier, l'icône de la pop était revenue pour TÊTU sur la genèse de son 14è album, Madame X, sur ses convictions politiques, ses provocations, et son attachement au Portugal... et à la France.
Cette interview a été initialement publiée dans le numéro 219 du magazine TÊTU.
"Icône”. En voilà un mot galvaudé. Un mot de nos jours accolé à la moindre chanteuse sucrée capable de tenir plus d’une semaine au sommet des charts. Un mot que nous, homosexuels, avons arraché à la religion. Un mot qui devrait uniquement sanctifier une personne qui mérite notre amour. Une personne qui nous aime. Qui donne autant qu’elle reçoit. Une personne comme Madonna.
Louise Ciccone, de son vrai nom, est une icône gay pour mille raisons. La plupart ont été énumérées par la Gay and Lesbian Alliance against Defamation (Glaad) lorsque la chanteuse a reçu le prix Advocate for Change : supportrice du mariage pour les couples de même sexe, défenseuse des droits LGBT+, promotrice du voguing, chantre du sexe positif... Dès 1989, lorsqu’elle publie son album Like a Prayer, elle insère dans la pochette une carte participant à la lutte contre le sida, “Aids is No Party!”, sur laquelle on peut lire : “Les gens avec VIH – qu’elle que soit leur orientation sexuelle – méritent compassion et soutien, et non violence et bigoterie.” Alors, depuis ses débuts “virginaux”, entre elle et nous, c’est l’amour fou.
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Appel à la révolte
Quatre ans après Rebel Heart, la star revient avec un 14e album baptisé “Madame X”, son disque le plus politique depuis American Life (2003). Un travail complexe, rétif, déroutant, polyglotte. À 60 ans, Madonna publie l’album le plus audacieux de sa carrière. Il faut bien l’admettre, les disques Hard Candy, MDNA et Rebel Heart ont déçu. Après les échecs commerciaux d’American Life et de Confession on the Dancefloor, la chanteuse a craint de perdre les États-Unis. Elle a alors cessé de prendre des risques, de défricher. Celle qui avait su se réinventer avec Ray of Light et Music – en offrant un futur à la pop des années 2000 – s’est mise au pas. Elle, pourtant si douée pour dénicher les talents émergents, s’est mise, comme les autres, à courir après les producteurs du moment : Pharrell, Timbaland, Diplo...
Ces dernières semaines, l’industrie du disque bruissait de rumeurs. On parlait d’un album de featurings, d’un disque disco, d’un retour au son de Music. Il n’en est rien. Certes, on trouve quelques rappeurs sur l’album, comme Quavo de Migos (“Future”) ou le Colombien Maluma. Mais la star se démène pour amener la pop music sur de nouveaux territoires : fado, reggaeton, dancehall. On entend un morceau fou, comme si Daft Punk avait remixé “Bohemian Rhapsody” de Queen (“Dark Ballet”), des pianos jazzy et des vocoders malades (“God Control”), du reggaeton implacable chanté en portugais (“Faz Gostoso”). Il n’y a guère qu’un seul titre de l’album qui rappelle la Madonna d’avant (“Crazy”). Madame X est tout autant un appel à la révolte et au contrôle des armes à feu, qu’un manifeste en faveur des droits des minorités (“I Rise”) et à la solidarité (“Killers who are Partying”).
Des mois de tractations
Depuis sa création, TÊTU a envoyé des milliers d’invitations à Madonna, qui sont toutes restées lettre morte. Après des mois de tractation, un rendez-vous est finalement pris, à Londres, dans un hôtel du quartier très posh de Marylebone. La star nous met trois heures de retard dans la vue, refuse de parler d’autre chose que de son disque. Mais qu’importe, c’est Madonna. On s’exécute. Surtout, ne vous imaginez pas une femme blasée ou insensible.
Alors qu’elle rentre dans la pièce où se déroulera l’interview durant près d’une demi-heure, Madonna semble, derrière le cache-œil du personnage promo de Madame X, tout aussi fébrile que les journalistes qui lui font face. Elle sait que son disque représente une prise de risques et veut le défendre. Prudente, elle exige des précisions quand nos questions ne lui semblent pas assez affûtées et refuse de plonger dans une polémique sans contexte. Elle sait que la moindre étincelle peut mettre le feu aux tabloïds et aux réseaux sociaux. Le regard rigoureux de sa publiciste Kelly Bush-Novak veille sur nous.
TÊTU : Madame X, que l’on vient d’écouter, est clairement votre disque le plus politique depuis American Life. Quel est votre état d’esprit face au monde. Avez-vous peur ? Êtes-vous en colère ? En avez-vous assez ?
Madonna : Un peu tout cela à la fois. J’ai peur. Je suis effrayée par tellement de choses qui se passent dans le monde. Comme vous, j’en suis sûr. Mais je suis aussi optimiste. J’ai l’impression que le futur n’a jamais été aussi ouvert. J’espère avoir réussi à dompter ma rage et ma colère pour créer une musique pleine de joie. Et je souhaite, à travers ces nouvelles chansons, inspirer les gens à agir. Car c’est ce que nous devons faire de notre colère. On ne changera pas le monde avec de la fureur. Je ressens précisément chaque sentiment que vous évoquez. Et, de bien des manières, ce nouvel album est effectivement dans la continuité d’American Life.
"La société adore catégoriser, étiqueter et séparer les gens : les pauvres, les gays, les Africains..."
Sur “Killers who are Partying”, vous chantez : “Je serai Israël, si Israël est incarcéré / Je serai l’Islam, si l’Islam est attaqué.” Que doit-on comprendre ? Que vous voulez faire corps avec les minorités ?
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Ce que Mirwais et moi essayons de dire dans cette chanson, c’est que nous ne voyons pas le monde de manière fragmentée, mais comme une unité. Et j’en fais partie. Je me perçois comme un aspect de l’âme de l’univers. Je ne vois pas le monde à travers les catégories et les labels. Mais la société adore catégoriser, étiqueter et séparer les gens : les pauvres, les gays, les Africains... Parce que ça nous donne un sentiment de sécurité. Ce que je dis dans cette chanson, c’est que je serai chacune des cases dans lesquelles on tente de nous enfermer. Je me mettrai en première ligne. Je prendrai les coups, le feu. Parce que je suis une citoyenne du monde et que mon âme est connectée à celles de tous les autres êtres humains.
Aussi suis-je responsable pour tous. Je dois prendre soin d’eux. Si une personne souffre, je souffre. Pour moi, cette chanson est un acte et une déclaration de solidarité.
Mirwais produit six titres de cet album, dont celui-ci. Comment se sont passées vos retrouvailles ?
On ne s'est jamais perdus de vue. C'était génial de bosser à nouveau ensemble. "Killers who are Partying" est la première chanson sur laquelle nous avons travaillé. C'est un morcrau politique, mais tout ce que Mirwaus et moi faisons ensemble finit toujours par devenir politique. Parce que c'est aussi sa façon de penser. La guitare qu'on entend en intro est un sample que j'ai capté moi-même lors d'une session de fado. Le son de cette guitare, c'est exactement ce que je voulais. Je me suis vraiment senti inspirée par la mélancolie et le feeling de cette musique par le son de Césaria Evora, de la morna et du Cap Vert; L'authenticité de la musique que j'entends partout au Portugal m'a touchée. J'ai voulu m'approprier cette musique et la faire sonner plus moderne. J’ai demandé à Mirwais : “Qu’est-ce que tu penses que tu peux faire avec? Est-ce que ça t’inspire?” Évidemment, ça lui a beaucoup plu.
"Ce monde où les gens dominés par des oppresseurs qui n'ont de cesse de discriminer, je refuse d'en faire partie."
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Plus loin, sur le titre “Dark Ballet”, vous chantez : “Votre monde est plein de douleur.” Vous ne faites plus partie de “notre monde” ?
Je ne dis pas que votre monde n’est plus le mien. Je dis simplement que ce monde où les gens sont gouvernés et dominés par l’illusion de la célébrité et de la chance ; gouvernés, dominés et rendus esclaves des réseaux sociaux ; gouvernés et dominés par des oppresseurs qui n’ont de cesse de discriminer les gens ; ce monde-là, je refuse d’en faire partie. Cette chanson, “Dark Ballet”, m’a été inspirée par Jeanne d’Arc et son histoire. C’est comme un point de jonction. Madame X et Jeanne d’Arc fusionnent. Je parle ses mots et sa langue et je dis : “Je n’ai pas peur de mourir pour ce en quoi je crois.” Et c’est exactement ce que je ressens.
Il y a un an, vous commentiez une photo que votre manager avait publiée à l’occasion des 20 ans de Ray of Light : “Tu te souviens quand je pouvais enregistrer avec des artistes du début à la fin et que j’avais le droit d’être visionnaire". Avez-vous eu, cette fois, le droit d'être visionnaire ?
Je crois que vous sortez les choses de leur contexte... (Sa publiciste intervient dans la conversation : "Ce n'est pas clair. Avez-vous une autre question ?"Mais Madonna poursuit.) Je ne me souviens pas exactement de ce que j'ai pu écrire à l'époque, mais ce n'était sûrement pas une critique à l'égard de Guy Oseary. Personne ne m'a jamais interdit quoi que ce soit. Les gens me critiquent, certes, mais on ne m'a jamais interdit d'être visionnaire. Par contre, on me met souvent en garde en disant "Attention!" (Elle agite le doigt de haut en bas comme on le ferait pour mettre en garde un enfant.)
"Je ne fais que me battre pour l’égalité."
Avez-vous l'impression que cet album va perturber l’industrie du disque ?
Je n’utiliserais pas ce mot pour décrire ma musique. Provocante, conflictuelle, émotionnelle, passionnée : voilà les mots que j’utiliserais. Et j’espère, aussi, “inspirante”.
Dans l’intro du titre “I Rise”, on peut entendre un extrait d’un discours d’Emma González, l’une des survivantes de la fusillade de l’école de Parkland, devenue une icône de la lutte des jeunes pour le contrôle des armes à feu. Avez-vous l’impression d’avoir inspiré cette génération ?
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Je l’espère. C’est ce que je cherche. Je considère Emma comme une porte-parole et une pionnière pour sa génération. Je continue simplement à faire ce que j’ai toujours fait, c’est-à-dire lutter pour les droits des femmes et ceux des êtres humains en général. Je ne fais que me battre pour l’égalité.
Sur “Medellin”, le premier single de l’album, vous semblez vous remémorer vos débuts, lorsque vous aviez 17 ans. Quel regard portez-vous sur votre parcours ?
Je pense que j’ai pris pas mal de coups. (Rires.) Ça, c’est sûr. J’ai l’impression d’avoir brisé plusieurs barrières pour les femmes qui sont passées après moi. Mais je suis aussi consciente que notre lutte est loin d’être terminée. Et, pour être honnête, j’ai l’impression de me battre encore aujourd’hui pour les mêmes choses.
“Like a Prayer” est sorti il y a trente ans, créant une énorme polémique. Tentez-vous de reproduire une telle controverse aujourd’hui ?
Honnêtement, quand j’ai écrit “Like a Prayer”, je ne pensais pas que la chanson serait si controversée. C’est la vidéo qui a choqué les gens : le fait que j’embrasse un saint noir, que je danse devant des croix en train de brûler... Les gens l’ont perçue comme un sacrilège. Mais je ne pensais pas une seconde que les choses seraient vues ainsi. Tout cela a été terriblement controversé, mais ça n’était pas du tout mon intention première. Par contre, cette fois, j’entends bien être subversive !
La provocation a toujours été pour vous une façon d’attirer l’attention du public sur des sujets importants, comme les droits des personnes LGBT+, le racisme, la place des femmes... Mais, aujourd’hui, ce sont plutôt les conservateurs qui utilisent la provocation, non ?
Donnez-moi des exemples !
Des gens comme Trump ou Marine Le Pen...
Si vous êtes une personne étroite d’esprit et que vous utilisez la provocation, ça sera votre message. Tout dépend de l’intention du provocateur. (Rires.) Je ne suis pas étroite d’esprit. Je ne suis pas provocante dans le but de tirer les gens vers le bas, afin d’ériger des barrières ou pour leur dire : “Restez à votre place.” Je suis l’opposé de cela. Provoquer pour détruire, ça n’est pas mon intention.
"Si TÊTU pense que je suis une icône, alors j’en suis une !"
Vous sentez-vous connectée avec vos fans LGBT+ ? Revendiquez-vous le statut d’icône gay ?
Je trouve ça bizarre de dire qu’on est une icône. J’ai la chance d’avoir une voix et de pouvoir m’en servir pour me battre en faveur des droits de ceux qui sont les moins entendus. Je pense que le mot “icône” est un mot que les autres peuvent me donner, mais je ne peux pas le revendiquer pour moi-même. Est-ce que vous pensez que je suis une icône ?
Vous êtes la définition même de ce mot!
Si TÊTU pense que je suis une icône, alors j’en suis une !
Cet album est-il un hommage à votre vie au Portugal ?
Vous l’avez écouté. À vous de me dire si vous avez l’impression que j’ai fait un hommage au Portugal et au fado? Pas qu’au fado d’ailleurs, il y a des tas d’autres d’influences que j’ai captées de- puis que je vis là-bas. Mais, de toute évidence, c’est l’endroit où l’album est né. Même s’il y a d’autres influences dessus, cet album est clairement une expression de mon temps passé au Portugal. J’ai une maison là-bas et j’y retourne souvent. Mon fils joue toujours au club de football Benfica. Mais, vous savez, moi je vis dans des avions. Le ciel est ma maison. (Rires.) J’espère que mon portugais est bon. J’ai eu un bon coach, Dino D’Santiago. Il m’a beaucoup aidée et permis de rencontrer d’excellents musiciens. Sa présence à mes côtés a été essentielle pour la réalisation de ce disque.
On connaît mal Dino D’Santiago, parlez-nous de votre collaboration...
Il a été une sorte d’interface. Il est originaire du Cap-Vert. La plupart des musiciens cap-verdiens avec qui j’ai travaillé ne parlent pas anglais. Il était en studio avec moi quand on a enregistré les chansons. Il leur expliquait ce que je voulais. Il m’a aidé musicalement à donner vie à ces chansons parce que je n’avais aucun autre moyen de communiquer avec eux. Enfin, d’une certaine façon, j’ai réussi à le faire grâce à la musique. On a fait une chanson qui s’appelle “Funana”, qui sera un titre bonus. J’ai une autre chanson qui n’est pas sur la version deluxe, qui s’appelle “Ciao Bella”. Le chanteur Kimi Djabaté, qui vient de Guinée-Bissau, chante sur ce titre. C’est Dino, encore une fois, qui me l’a présenté. Quand il est venu chanter sur le disque, il ne parlait pas un mot d’anglais, mais seulement créole. Dino a été le traducteur et m’a beaucoup aidée. Quand j’ai joué “Killers who are Partying” et “Extreme Occident”, qui sont définitivement des titres influencés par la morna, je lui ai envoyé les chansons. Je voulais vraiment avoir ses retours. Je voulais savoir s’il ressentait l’authenticité de ces chansons. Son approbation était très importante pour moi.
"J'aime les Français parce qu'ils sont très... têtus !"
Comment choisissez-vous les gens avec qui vous collaborez, comme Maluma, par exemple ?
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Cela se passe de façon très organique. Toutes mes collaborations se décident en rencontrant les gens. On partage un verre de champagne, on s’entend bien et on parle de ce que l’on pourrait accom- plir ensemble. Pour vous dire la vérité, il n’y a rien de très profond dans tout cela. C’est très instinctif. Je suis une fan de chaque personne avec qui j’ai collaboré.
Vous avez souvent travaillé avec des Français : Jean-Paul Gaultier, JR, Martin Solveig, Mirwais... Qu’est-ce qui vous rattache à eux ?
Mais oui ! C’est quoi cette connexion avec les Français? C’est comme si je ne pouvais pas me débarrasser d’eux! (Rires.) Ce sont les auteurs de mes plus grandes collaborations. Mondino, Gaultier, Mirwais... Je crois que je les aime parce qu’ils sont très... têtus! Ils me tiennent tête. Les gens que vous mentionnez sont des gens extrêmement intellectuels, extrêmement créatifs, très cultivés. On partage une belle synergie. (Elle frappe son verre sur la table en hurlant : “Aqua por favor!” Tout le monde sursaute. Puis elle pointe du doigt un photographe et hurle : “Qui a laissé les paparazzi entrer !? Qui êtes-vous ? Est- ce que je vous connais ?” Le photographe s’arrête, terrorisé. “C’est Ricardo, le photographe officiel de Madonna”, précise la publiciste. Tout le monde se met à rire.)
Sur l’album, vous chantez en portugais et en espagnol. Est-ce une façon de challenger l’hégémonie de l’anglais sur la pop ?
C’est exactement ça. J’aime l’idée d’une musique-monde. Je déteste les compartiments. On ne veut pas le faire avec les gens, pourquoi devrait-on le faire avec la musique? J’aime ouvrir la radio à New York et entendre les gens chanter en espagnol, prendre ma voiture à Lisbonne et entendre du reggaeton ou du dance hall. C’est génial. Se défaire de l’anglais est un challenge, mais il ne vous aura pas échappé que j’aime les challenges.
Crédit photo : Steven Klein