intersexuationFlora Bolter : "Ce n’est pas aux médecins de faire le corps des gens"

Par Timothée de Rauglaudre le 26/06/2020
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Alors que le projet de loi bioéthique revient le 6 juillet à l'Assemblée nationale, l'Observatoire LGBT+ de la Fondation Jean-Jaurès publie ce vendredi une étude sur les droits des personnes intersexes. Flora Bolter, coautrice de l'étude, a répondu aux questions de TÊTU.

TÊTU : Qu'est-ce qui vous a poussée à conduire cette étude intitulée "Défendre les droits des personnes intersexes : pour une évolution ambitieuse du droit et des pratiques" ?

Flora Bolter : Avec la coautrice de l'étude Anne-Lise Savart, chargée de mission lutte contre la haine anti-LGBT et la haine sur Internet à la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), nous étions assez insatisfaites du débat sur la loi bioéthique, non seulement concernant la PMA, sur laquelle le débat a été assez scandaleux, mais aussi parce qu'il ne comportait pas certaines questions bioéthiques pour lesquelles nous attendions des réponses depuis longtemps, comme celle des enfants intersexes. Le débat qu'il y a pu avoir a été insuffisant. Nous nous sommes dit qu'il était possible d'attirer l'attention pour cette seconde lecture.

Vous commencez votre étude en rappelant que la binarité du sexe et du genre est considérée comme un "invariant anthropologique" dans nos sociétés. Ce présupposé est-il à l'origine des violences vécues par les personnes intersexes ?

Elle est présenté comme un invariant, alors que ni la réalité biologique ni les identités de genre ne rentrent dans cette dichotomie simple, avec les femmes d'un côté et les hommes de l'autre. On a voulu plaquer une vision idéologique sur le droit. Des personnes dont le corps ne correspond ni à l'un ni à l'autre se retrouvent un peu écartelées. Nous sommes dans une situation ubuesque où une idéologie prétendant partir d'un invariant aboutit à des pressions sur les parents des enfants intersexes pour leur faire subir des opérations visant à les normaliser, à faire qu'ils ressemblent plus à des garçons ou à des filles. C'est assez fascinant de voir jusqu'où on est prêt à aller pour fair exister cette dichotomie alors que, même d'un point de vue biologique, 1,7 % des nouvelles naissances en Europe ne rentrent pas dans ces cases.

Vous écrivez que, plus qu'une réalité scientifique ou médicale, ce qui unit les personnes intersexes est une "expérience sociale". Comment se traduit cette expérience ?

Cette référence est issue du travail de Loé Petit du Collectif intersexes et allié.e.s, qui est une personne intersexe. Il y a une assez grande diversité dans la façon d'être intersexe, dans les variations du développement sexuel. En revanche, ce qui est commun, c'est le regard d'exclusion et le besoin de normalisation exprimé par les médecins et la société vis-à-vis de leur corps et de leur identité de genre. Cette expérience extrême d'une socialisation tournant autour de la normalisation dès l'enfance, y compris dans la chair, fait la spécificité de l'expérience intersexe, qui est une expérience sociale.

La plupart des variations des caractéristiques sexuées des personnes intersexes ne présentent aucun danger pour leur santé, ni à court terme ni à long terme. Pourquoi l'intersexuation continue-t-elle d'être pathologisée ?

De la part des médecins, ce n'est pas très surprenant. De leur point de vue, il y a un organe qui n'a pas la forme qu'il a d'habitude, donc on va lui en donner la forme, techniquement on sait gérer. Les recommandations faites par les sociétés d'urologues, par exemple, sont axées sur la résolution du "problème" dans son aspect physiologique. Pourtant, ce n'est ni un problème ni une maladie. C'est une variation des caractéristiques sexuées qui, dans la plupart des cas, ne constitue pas une pathologie lourde exigeant une intervention immédiate sans consentement. D'un point de vue médical, on part de la logique du "monstre".

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Ce n’est pas aux médecins de faire le corps des gens, c'est aux personnes de faire leurs choix sur leur corps et leur vie. Il faut passer d’une optique médicale à une optique de droits humains, pour permettre aux enfants de faire ce choix pour eux-même de manière informée. Il y a très peu de situations où il y a vraiment une nécessité vitale d’opérer. Dans ces cas-là, bien sûr, il faut opérer. Mais dans la plupart des cas la question ne se pose pas en ces termes-là, malgré la pression exercée sur les parents. Il vaudrait mieux attendre que les enfants soient assez grands pour faire leur choix, voire soient adultes.

Les personnes actives dans les associations intersexes font état de l'extrême violence de ces opérations, qui sont amenées à se répéter et qui sont très invasives. En principe, c'est interdit, puisque ce sont des mutilations. Pourtant, ces interventions existent toujours. Il y a une forme de frilosité institutionnelle en France à aborder cette question. C'est avant tout une question de droits et d'intégrité physique et sexuelle.

Vous soulignez d'ailleurs que certaines de ces opérations peuvent être considérées comme des violences sexuelles. Lesquelles ?

Certaines opérations féminisantes demandent un entretien du canal vaginal créé artificiellement au moyen de pénétrations avec des objets, répétées sur le long terme. C'est fait sur un plan médical mais c'est rarement expliqué à l’enfant. Pour les personnes auxquelles on fait subir des opérations virilisantes, il y a des contrôles par rapport à la masturbation, sans expliquer à l’enfant, là encore, ce qui se passe. Tout cela atteint profondément les personnes dans leur façon de vivre leur corps et les relations intimes qu’elles vont vivre par la suite.

Pourquoi, selon vous, le projet de loi bioéthique est-il passé à côté de la question intersexe ?

Un amendement a été retenu sous une forme qui n’était pas sa forme initiale. On en parle très brièvement, on renvoie vers des "centres d’excellence" qui sont des centres hospitaliers avec des médecins spécialisés dans le suivi des personnes intersexes. Encore une fois, on confond la dimension médicale avec les droits humains. Gérer la question de manière interne à l'hôpital, c'est considérer que ces opérations sont licites et pas attentatoires à l’intégrité physique des enfants. Il va falloir qu’on revoie la manière dont on pense la médecine. On fait comme si on avait à arbitrer des débats moraux. On n'a pas à arbitrer chaque situaiton. C'est aux personnes concernées d'être associées à ce choix et aux parents d'être informés.

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Au-delà des opérations précoces, les enfants intersexes sont assignés de façon arbitraire au sexe masculin ou féminin à l'état civil. Les militants intersexes eux-mêmes sont divisés sur l'option à défendre : la création d'une mention neutre ou la suppression pure et simple de la mention de sexe à l'état civil. Quelle solution vous paraît-elle la plus indiquée ?

Nous avons décidé que nous ne pouvions pas nous-mêmes trancher cette question. Dans l’idéal, ce qui nous semble préférable, ce serait la suppression de la mention de sexe. En Allemagne, avec la mention de genre neutre, il y a eu une augmentation des interventions précoces sur les enfants, parce que les parents ne voulaient pas que leurs enfants soient identifiés comme neutres, ce qu’ils estimaient stigmatisant. En revanche, une mention tierce, dès lors qu'il n'y a pas de stigmatisation, peut être intéressante pour les personnes non binaires, qu'elles soient intersexes ou pas, à l’âge adulte.

La suppression de la mention de sexe à l'état civil ne risque-t-elle pas de rendre difficile la mesure des inégalités femmes-hommes ?

C’est un risque. Parce qu’il y a une mention du sexe à l’état civil, on n'est pas non plus obligés de sur-vénérer cette distinction légale. Dans les études réalisées par les services publics, on fonctionne beaucoup par le genre déclaré des personnes, pas nécessairement par l'état civil. On peut faire des statistiques même s'il n'y a pas de mention du sexe à l’état civil. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas mention à l’état civil que ça n’existe pas, c'est comme pour le revenu des personnes. C'est un problème qui peut très aisément être contourné.

À l'issue de votre étude, vous formulez neuf recommandations pour défendre les droits des personnes intersexes. Laquelle de ces recommandations vous paraît prioritaire ?

À mon avis, l’urgence, sur laquelle la France a déjà été condamnée, est celle des opérations précoces. L'interdiction en principe est déjà là. Il faut clarifier les textes existants concernant les mutilations par un texte interprétatif précisant que ces interventions sont interdites, et donc mettre des sanctions en face de ça. De nombreuses sociétés médicales continuent à les promouvoir. À l’heure actuelle, il est très difficile pour les personnes intersexes de faire reconnaître que ce qu’ils ont vécu enfants sont des mutilations. À la Cour européenne des droits de l'homme, deux procédures concernant la France sont en cours d’instruction. Il semble inévitable qu’à terme elle se prononce là-dessus.

 

Crédit photo : Amanda Hinault/Flickr