Abo

livresVie et mort de Mishima, auteur esthète... et radical

Par Guillaume Perilhou le 25/11/2020
Mishima

Les éditions Gallimard publient une nouvelle version de la biographie de Yukio Mishima. L’écrivain japonais le plus brillant du XXe siècle s’est suicidé par seppuku, il y a tout juste cinquante ans… Un auteur immortel, aussi gay que tragique.

25 novembre 1970. Il est environ 11 heures du matin à Tokyo. Yukio Mishima prend la parole sur le balcon du ministère des Armées japonais devant une assemblée de 800 militaires, après avoir ligoté leur commandant en chef. L’écrivain plaide pour un renforcement des pouvoirs de l’empereur, à ses yeux trop faibles dans la démocratie d’après-guerre. Mais l’écrivain est moqué, hué, ne reçoit pas le soutien qu’il escomptait. Il se suicide quelques minutes plus tard par seppuku, autrement dit hara-kiri. Comme le veut la tradition, Mishima s’ouvre le ventre avec un sabre, avant de se faire trancher la tête. Par cet acte, il créé sa légende : celle d’un auteur brillant mort d’un coup d’éclat surgi du passé des samouraïs. Une radicalité extrême, point final spectaculaire d’une vie mue par l’absolu.

Un enfant protégé

Son existence, elle nous est racontée ici par John Nathan, éminent spécialiste américain de la littérature japonaise. Nathan a rencontré Mishima à Tokyo, la capitale nippone, dans laquelle il a vécu huit ans. Quelques années après la mort de l’écrivain, il est allé à la rencontre de ses parents et de ses proches pour entamer cet ouvrage de référence, paru pour la première fois en France en 1980. Le biographe y raconte l’histoire de façon chronologique, à commencer par la naissance du petit Kimitake Hiraoka (vrai nom de Mishima) en 1925, au sein d’une famille tokyoïte dans laquelle vit la grand-mère au rez-de-chaussée de la maison.

La vieille Natsuko initie son petit-fils aux arts, en particulier au théâtre kabuki — théâtre traditionnel. Une grand-mère, surtout, qui contraint l’enfant à vivre avec elle dans sa chambre jusqu’à l’âge de douze ans… La matriarche estime qu’il est préférable de soustraire Kimitake aux dangers et soubresauts du monde. Le père ferme les yeux, la mère se soumet. Il ne sort pas ou presque ; les autres enfants sont invités parfois à venir jouer au pied du lit. Natsuko est malade et reste allongée. Kimitake lui masse les jambes, l’entend gémir de douleur à côté de lui dans la nuit. Une séquestration qui façonne à vie le jeune auteur. Et, peut-on avancer sans trop se tromper, le construit dans la folie.

Amoureux de la mort

Très jeune, Kimitake écrit. Il entame dès l’enfance une oeuvre composée de près d’une centaine d’ouvrages qui partagent tous ou presque un point commun : la mort. Et c’est la thèse de John Nathan : sa vie entière, Mishima eut pour elle une fascination inébranlable, quasi érotique. S’il aimait Wilde et Radiguet, Sade occupait son panthéon. Fascination pour la beauté parfaite aussi, la pureté, le sublime inaccessible — sauf, peut-être, par la mort elle-même, puisqu’il n’en est nulle part.

À 24 ans, Mishima rencontre pour la première fois le succès grâce à Confessions d’un masque, roman que l’on qualifierait aujourd’hui d’autofictionnel. Il narre l’éveil à l’homosexualité du narrateur, par la découverte notamment d’une peinture de saint Sébastien percé de flèches, ou des traits virils d’un camarade de classe auxquels il rêve le soir. « Pendant les cours, ou sur le terrain de sport, je ne cessais de le suivre du regard, et ainsi je finis par façonner de lui une vision rêvée, absolument parfaite. Voilà pourquoi je suis incapable désormais de découvrir, en l’image qu’il a laissée dans ma mémoire, le moindre défaut. » Un livre universel paru en 1948, point de départ d’une oeuvre dans laquelle l’homosexualité tient également une place centrale.

A la recherche de la beauté éternelle

Celui qui est alors décrit comme un jeune homme frêle au teint pâle décide dès ce premier succès de façonner son corps. Sept ans plus tard, il devient l’athlète musclé que l’on a souvent photographié. Dans sa recherche du beau, Mishima voyage — seul, il l’est resté toujours ou presque. San Francisco, Londres, Paris aussi où il ne vit qu’« un endroit où les gens, sans passer par l’étape de la jeunesse, sautent directement de l’enfance au grand âge », une ville « à l’épais maquillage d’un laideron ». C’est en Grèce qu’il trouve finalement ce qu’il espérait. Là, « l’immortalité de la beauté » se confond avec la mer aux reflets argentés. 

Vie et mort de Mishima, auteur esthète... et radical

On ne dévoilera pas ici davantage la vie de cet homme qui lui-même avait réussit à faire de son corps un objet de cette beauté. Un homme sans doute trop brillant pour être heureux, du moins satisfait de lui, encore moins des autres. Quelques jours avant la fin, il dit à sa mère n’avoir « jamais rien fait de ce qu’il eût voulu »… John Nathan rend compte ici des troubles d’un esthète tant défenseur de la liberté que du nationalisme japonais, lui l’ancien étudiant en droit allemand — discipline imposée par son père, sympathisant nazi, qui espérait l’éloigner de la littérature — devenu l’auteur d’Amours interdites et du Pavillon d’or, dont la mort provoqua une onde de choc à travers tout l’archipel nippon.

Quel était donc ce suicide barbare, préparé depuis un an, cette conclusion sanglante venue d’un temps que l’on croyait révolu ? Que signifiait-il pour la littérature comme pour l’empire ? Marguerite Yourcenar en écrivit un essai en 1981, dont le titre pourrait résumer la biographie de Nathan : Mishima, ou la vision du vide. Biographie passionnante au style aussi subtil que son sujet, dont la réalité dépasse la fiction.

Une nouvelle édition de Confessions d’un masque vient de paraitre chez Folio, traduite par Dominique Palmé.

 

Découvrez les premiers extraits de "Mishima" de John Nathan dans la suite de l'article.

 

Vie et mort de Mishima, auteur esthète... et radical

 

Extraits

« Il s’en fallait de deux mois qu’il atteignît quarante-six ans. Il avait écrit quarante romans, dix-huit pièces de théâtre (toutes somptueusement représentées), vingt volumes de nouvelles et autant d’essais littéraires. À la fois metteur en scène, acteur, escrimeur d’élite et athlète, il était également monté dans un avion de chasse F-102 et avait dirigé un orchestre symphonique ; il avait fait sept fois le tour du monde et été proposé à trois reprises pour un prix Nobel. C’était, en outre, une célébrité internationale connue pour son ardeur à vivre, un homme qui semblait singulièrement apte à jouir des fruits de son prodigieux talent et de sa volonté surhumaine. (…)

"J’ai peine à établir un lien entre l’homme que j’ai connu en tant qu’ami, l’écrivain dont j’ai dévoré chaque ouvrage sitôt paru et ce geste ahurissant d’autodestruction."

À l’annonce de sa mort, la plupart des Japonais furent horrifiés. La faction ultra-nationaliste vit en lui le guerrier japonais par excellence. La gauche était consternée, silencieuse. Le gouvernement conservateur se sentit déshonoré aux yeux du monde. En mars de la même année, le Japon avait annoncé son entrée sur la scène des grandes puissances économiques mondiales en accueillant l’Expo 70, gigantesque foire internationale pour laquelle le gouvernement n’avait pas hésité à dépenser deux milliards de dollars afin de s’assurer la participation de soixante-dix-sept pays ; ce qui avait incité le futurologue Herman Kahn à prédire que le vingt et unième siècle appartiendrait aux Japonais. Or, huit mois plus tard, voici que Mishima ramenait les pendules un siècle en arrière, à une époque féodale où la mort par seppuku était la façon pour un samouraï de prouver que ses intentions étaient honorables et de faire acte d’allégeance à son seigneur.

Au cours des trente années qui suivirent, Mishima fut marginalisé. Faute de pouvoir écrire à son sujet, les critiques japonais faisaient allusion à ce qu’ils appelaient le « problème Mishima ». Dans un ouvrage publié en 1992, Takeo Okuno mit le doigt sur le dilemme : « Que représentait pour nous Mishima et que représentera-t-il pour l’avenir ? Je n’en sais encore rien. Pour ma part, j’ai peine à établir un lien entre l’homme que j’ai connu en tant qu’ami, l’écrivain dont j’ai dévoré chaque ouvrage sitôt paru et ce geste ahurissant d’autodestruction. Il m’est impossible de les assembler en toute logique pour reconstituer une image totale de Mishima. » »

"C’est pour éviter d’être condamné à mort que je me suis mis à écrire"

« Le grand roman de Mishima, en 1950, Une soif d’amour, était au moins aussi malsain que ses nouvelles. L’héroïne, Etsuko, une femme que consume le besoin d’être adorée, perd son mari, victime de la typhoïde, et devient la maîtresse de son beau-père vieillissant. En même temps, elle conçoit une passion pour un balourd d’ouvrier agricole, Saburô. Ce dernier s’étant épris « bêtement, tel un animal », d’une servante de ferme, Etsuko souffre des angoisses de la jalousie, chose qui semble lui être nécessaire pour survivre. Elle contraint Saburô à la rencontrer dans un verger, à la tombée de la nuit, l’accablant de questions sur celle des deux qu’il aime vraiment, et finit par le pousser à la prendre dans ses bras. Un instant, alors qu’elle se pâme de sentir sur elle la masse du corps de l’homme, un cri lui échappe. Son vieil amant survient, une pioche à la main, les regardant tour à tour sans savoir que faire. Etsuko se saisit de la pioche et tranche le cou du paysan. C’est, bien entendu, vers ce dénouement que se hâtait le récit. Cela rappelle une note de Mishima, de décembre 1948, tandis qu’il écrivait les Confessions : « Je ressens l’envie irrépressible de tuer quelqu’un. Je voudrais voir le rouge du sang. C’est parce qu’il n’a pas de succès auprès des femmes qu’un auteur en est réduit à écrire des romans d’amour, mais moi, c’est pour éviter d’être condamné à mort que je me suis mis à écrire. À cause de mon envie de meurtre… » »

"Il se mit consciemment en quête de quelque chose qui constituât l’« antithèse des mots » et ce devait être les muscles, ce « langage de la chair »."

« En 1963, les éditeurs d’une nouvelle encyclopédie (Shôgakkan) demandèrent à Mishima de poser pour une photographie destinée à illustrer l’article sur le « culturisme ». Mishima déclara à son ami Kubo que ce fut un des plus heureux moments de sa vie. Il emmena ce dernier chez le photographe et lui demanda son avis sur l’éclairage et la pose qui convenait pour améliorer encore un peu la réalité. Le fait est qu’il avait travaillé ses bras, la poitrine et l’estomac, négligeant les jambes qui restaient malingres, deux bouts d’allumettes soutenant un tronc musclé. Par la suite, il ne consentit à poser pour des photos d’haltérophilie que jusqu’à la ceinture. 

C’était merveille de voir la transformation qui s’emparait de Mishima quand il pénétrait dans la salle Kôraku-en à trois ou quatre heures de l’après-midi. En quelque sorte, il parvenait à bomber le torse, à causer, voire à penser comme s‘il avait été un des athlètes véritables qui s’entrainaient avec lui. À coup sûr, ceux-ci l’acceptaient comme l’un des leurs. On lui disait sensei, terme de respect qui équivaut à « monsieur », voire à « maître », mais c’était aussi le cas du garçon de courses qui détenait le record de la salle. (…)

Mais les témoignages abondent sur le fait qu’en peinant avec les barres à longueur d’années, Mishima lui-même était conscient qu’il s’agissait de quelque chose de plus que du désir de guérir physiquement ou même d’un exhibitionnisme narcissique, encore que ce fût à coup sûr l’un des éléments en cause. Dans le long essai autobiographique intitulé Le Soleil et l’Acier, écrit vers la fin de sa vie, il conclut que ses efforts pour se transformer constituaient la première étape de la recherche de ce qu’il appelait « la vérification ultime de l’existence ». Et percevant dorénavant clairement le déroulement de sa vie, il comprend que cette recherche s’était avérée nécessaire quand « le garçon qui composait des poèmes » découvrit que les mots ne suppléaient plus comme il le fallait la réalité. Vint le temps, sans doute vers le milieu des années 1950, où, commençant à éprouver quelque difficulté à sentir qu’il existait véritablement, il décida que le coupable était le langage (l’art) qui « rongeait la réalité » avant qu’il fût à même d’en faire l’expérience. Ce fut alors qu’il se mit consciemment en quête de quelque chose qui constituât l’« antithèse des mots » et ce devait être les muscles, ce « langage de la chair ». »

 

Mishima, John Nathan, traduction de Tanguy Kenec’hdu, Gallimard, 23 euros.

 

 ...