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interviewEddy de Pretto : "Il me semble important de raconter le monde vu par un pédé"

Par Sophie Rosemont le 26/03/2021
eddy de pretto

Après Cure, son premier album, Eddy de Pretto revient avec À tous les bâtards. Il a nous a reçus pour en parler.

Une gueule qu’on n’oublie pas, des paroles brutes de décoffrage, des mélodies aussi tubesques que du Goldman... Dès son apparition sur la scène pop française, Eddy de Pretto a été autant critiqué qu’adulé. Résultat : 300.000 exemplaires vendus de Cure, son premier album, et des concerts bondés pendant deux ans. On attendait donc beaucoup du suivant, À tous les bâtards, qui joue dans la même cour mi-chanson, mi-rap. S’il raconte toujours ses émois avec les garçons, sa famille et sa banlieue natale, il prend aussi la parole sur d’autres sujets fondamentaux de la politique actuelle.

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Sweat-shirt multicolore Études et chevelure rousse ébouriffée, Eddy de Pretto a répondu très sérieusement à toutes nos questions, malgré un ou deux fous rires partagés. Et ne s’est interrompu que pour ouvrir au livreur lui apportant des fleurs de la part de Jane Birkin, qui le remerciait de sa prestation en son honneur aux Victoires de la musique. Classe.

Grâce à Cure, tu es devenu célèbre du jour au lendemain. Comment l’as-tu vécu ?

Je n’ai pas de problème avec le succès, je l’ai tellement rêvé ! C’est très excitant de remplir de belles salles. Petit, je regardais la Star Ac en me disant que c’était génial, la vie de célébrité... Les gens me reconnaissent dans la rue, et ça ne me dérange pas. À quoi je dois cette reconnaissance ? La mélodie ? Les textes ? Le personnage ? En tout cas, quelque chose a fait que l’on m’écoute alors que j’avais envie d’être entendu. Mon but n’était pas de rester dans ma chambre à faire de la musique pour mes copains.

Tu n’as jamais fait secret de ton homosexualité. Ça t’a posé des problèmes ?

L’avoir à ce point banalisée sur Cure m’a donné, me semble-t-il, carte blanche sur mon identité homosexuelle, qui ne m’a pas semblé problématique. Même s’il a pu y avoir des petits couacs, je n’ai jamais reçu autant de haine que Bilal Hassani, par exemple.

Pourtant, Cure était explicite si on voulait bien le comprendre...

En effet ! J’y parlais de ma déconstruction virile, de mon expérience intime... Donc ceux qui voulaient le comprendre en saisissaient l’enjeu, et les autres profitaient juste des mélodies ou de l’énergie. Plutôt que d’asséner jusqu’au rabâchage mon homosexualité, il me semblait plus important de raconter le monde vu par un pédé. Ce qui me fait penser à la série I may destroy you, de Michaela Coel. Cette femme noire raconte son histoire, sa bande, et ce n’est pas sa couleur de peau le sujet, mais le viol qu’elle a subi.

Te sens-tu militant ?

Maintenant, oui. Quand j’étais plus petit, je me suis beaucoup caché. Croiser les jambes dans le métro quand il y avait des hommes dans les rames, je n’osais pas, par peur de me faire tabasser. Je voulais être petit, ne pas exister. Je n’avais pas conscientisé la brutalité de l’homophobie, sans doute parce que je jouais bien l’hétéro. Or la violence reste réelle, et il faut agir. Après le succès de mon premier album, je me suis dit qu’il fallait faire passer le message. Avant, je pensais n’avoir ni les épaules ni la légitimité. En revanche, j’ai toujours refusé d’être une “icône gay”. Je refuse qu’on croie que l’homosexualité puisse être représentée par une seule personne. Il y a autant de diversité et de complexité chez les gays que chez les hétéros. Heureusement qu’on voit des Mika, des Bilal, qu’il y a des podcasts comme "Coming out", où s’expriment des profils différents. Ce que j’ai compris avec le temps, c’est que seule la visibilité peut aider ceux qui doivent être armés pour faire avec ce qu’ils sont : gays, noir·es, gros·ses...

D’où ce titre, "À tous les bâtards" ?

J’avais envie de fédérer davantage que dans le premier. De ne pas être une entité seule qui questionne son rôle dans la société. De prendre ce terme, “bâtard·es”, a priori négatif, et faire de cette insulte une représentation plus ouverte et chaleureuse. Je serai toujours du côté des violenté·es, des ostracisé·es, des victimes. Cela m’évoque ces jolis vers de Léon-Gontran Damas récités par Christiane Taubira lors du vote du mariage pour tous : “Nous les rien / Nous les chiens / Nous les maigres / Nous les Nègres / Nous à qui n’appartient / Guère plus même /
Cette odeur blême/ Des tristes jours anciens / Qu’attendons-nous (...) Pour jouer aux fous / Pisser un coup / Tout à l’envi / Contre la vie / Stupide et bête / Qui nous est faite”.

Cet album a-t-il été facile à faire ?

Non ! En septembre 2019, à la fin de ma tournée, je ne savais pas de quoi j’allais parler. J’avais besoin de distance avec tout ce qui s’était passé, alors qu’on est dans une économie où l’on nous demande d’aller vite, de sortir des morceaux tous les deux mois pour exister. Comment redevenir fort ? Comment trouver de nouvelles histoires pertinentes ? Il faut revenir sur les lieux du passé, créer le lien avec le premier album tout en essayant de passer un cap. Capter le climat social alors qu’on est en pleine pandémie, c’est beaucoup de travail. Donc il faut du temps.

Tu parles d’écologie dans “Neige en août”, du racisme et des violences policières dans “Val de larmes”...

La politique m’a rattrapé sur le premier album, et je l’ai prise à bras-le-corps sur le deuxième. La société semble enfin se réveiller, profitons-en ! C’est fort ce qui se passe. Je l’ai bien vu lors des manifestations auxquelles j’ai participé. Cet album devait être teinté de cette tension sociale, de cette urgence. Concernant “Val de larmes”, je me base sur une réalité. Ado, quand je me baladais avec mes potes Freddy et Salim, à Créteil, c’était toujours moi qui me retrouvais avec la boule de shit dans le slip. Les autres me disaient : “Allez, prends-le Eddy, tu ne te feras pas arrêter, toi !” Et c’est vrai, je n’ai jamais été arrêté. À l’époque, on vivait ça comme si c’était normal. Il a fallu plus d’une décennie pour réaliser que ce délit de faciès n’était pas possible. Comme le dit Caroline de Haas, les victimes ont toujours parlé, sauf que, pendant longtemps, on ne les a ni écoutées ni crues. La norme de jadis devient l’objet d’une lutte totale. Contre les violences policières, le sexisme, l’inceste, pour le consentement... Avec la notoriété, tu te poses des questions. Mais, moi, je ne suis pas un dragueur, je ne fais pas le premier pas, car le râteau m’a toujours fait peur. Et si on me dit non, aussi bien par ego que par respect, je n’insiste jamais.

Mais, avec le succès, on te drague plus qu’avant, non ?

J’ai eu plus de rencontres et plus de garçons. Je suis passé du gars au physique atypique, dont personne ne voulait, au mec sexy. Ça change la vie même si, évidemment, on peut se demander quelles sont les réelles motivations de l’autre. Mais je suis un personnage public, je ne peux pas l’effacer et demander à ceux que je rencontre de ne pas en tenir compte ou de ne pas être séduits par ça, ce serait hypocrite. Avec tous les garçons qui ont voulu rester un peu longtemps avec moi, ça a été compliqué. J’avais envie et surtout besoin de vivre ce fait incroyable et nouveau : celui d’avoir le choix ! Pendant deux ans, je ne me suis pas du tout posé. Aujourd’hui, je le fais davantage...

D’ailleurs, avec “Nu”, “QQN” ou “À quoi bon”, tu explores davantage ta vulnérabilité amoureuse...

Oh non, tout le monde va penser que je suis passé à l’eau de rose ! Mais c’est vrai, de ce point de vue là, j’ai évolué. Plus tu reçois de l’amour, plus tu as envie d’en donner. Ce premier album a été le tournant majeur de ma vie. “Nu”, c’est enlever le masque, se donner à l’autre et se lâcher.

Avec “Désolé Caroline”, tu parles de nouveau de drogue, mais cette fois tu décroches !

Tu n’as pas été dupe, mais certain·es pensent que ça raconte que j’ai friendzoné une copine ! J’aime les doubles sens dans la musique. Pour “La Zone”, par exemple, certains y verront les cités de banlieue, d’autres y verront les trous de balle. Dans tous les cas, c’est la zone à éviter, celle dont personne ne parle, celle qu’on a envie de titiller... alors que l’environnement culturel global nous dit de ne pas le faire !

Tu fais partie d’une génération qui a grandi avec les messages de prévention sur le sida. Quelle place tient cette maladie dans ta vie ?

Une place très concrète. Quand je consommais beaucoup de sexe, c’était une grosse crainte. Mon enfance, à la fin des années 1990, a été marquée par la sensibilisation, par Dechavanne, qui, à la télé, répétait chaque soir : “Protégez-vous !” En tant que jeune pédé des années 2000, j’étais traumatisé par cette maladie. Alors qu’il est désormais possible de mener une existence normale avec le VIH. C’est important de le savoir, de le montrer. J’ai des amis très proches qui sont séropos et qui vivent bien leur trithérapie. D’autre part, il me semble qu’il ne faut pas banaliser la maladie. Même sur les applis, on n’en parle plus du tout. Beaucoup ne veulent plus baiser sans PrEP, laquelle s’impose presque par défaut. Ça peut parfois être compliqué quand tu n’en prends pas et que tu préférerais baiser avec une capote...

Te demande-t-on encore de choisir entre culture rap et chanson française – à laquelle tu déclares ta flamme dans “Bateaux-Mouches” ?

Rap, chanson française, pop urbaine, slam, variété... Je ne me catégorise pas, ça m’est égal. Je laisse les gens choisir ce qu’ils veulent, pour ne pas me restreindre, ne pas décevoir et m’ouvrir le champ des possibilités musicales. Quand Étienne Daho m’appelle pour que je chante du Jane Birkin avec Vanessa Paradis aux Victoires de la musique, je ne vais pas décliner parce que je suis soi-disant un rappeur ! “Ce n’est pas ma culture urbaine, non merci !” J’espère voler plus haut que ça !

Penses-tu refaire du cinéma ?

J’adorerais, mais j’ai raté le projet de ma vie. Juste avant la tournée du premier album, François Ozon m’a appelé pour me faire jouer dans Grâce à Dieu. Je ne pouvais pas envoyer valser toutes mes dates de concert, alors j’ai dû refuser. J’étais vraiment dégoûté, et désolé. Donc ma carrière s’est arrêtée là... pour l’instant. J’ai très envie de jouer. Notamment grâce au clip de “Bateaux-Mouches”. Quand on m’a proposé un pitch avec ce mec qui monte et danse sur les tables de façon démentielle, façon Joker, je n’y ai pas cru une seconde. Or ma confiance en la réalisatrice, Marie Schuller, m’a fait pousser des ailes. Alors si un metteur en scène veut que je me donne à fond, je suis partant.

A-t-on déjà fait appel à tes services de parolier ?

J’ai refusé, mais juste parce que je ne sais pas si j’en ai envie, et donc si j’en suis capable. J’ai essayé une fois, mais je n’arrive pas à me projeter pour un·e autre que moi.

On t’a déjà refusé une collaboration ?

Non, car je ne demande rien à personne. Rappelle-toi, je ne fais jamais le premier pas...

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