La sortie du chroniqueur de TPMP au sujet de la jeune star queer appelle à une réflexion sur la follophobie, bien sûr, mais aussi sur l'homophobie intériorisée et sur les réactions que celle-ci provoque au sein de la communauté LGBTQI+.
Il y avait cette phrase, dans le Génie lesbien d'Alice Coffin, que j'avais trouvée intéressante, où l'autrice expliquait considérer qu'en tant que femme militante, il ne lui appartenait pas de critiquer les femmes en situation de pouvoir. C'est une position qui s'est répandue, notamment dans le militantisme féministe puis trans : ne pas ajouter nos voix au concert des sexistes et des transphobes qui s'occupent très bien déjà de nous critiquer. L'idée m'est revenue, ce matin en ouvrant Twitter, devant le déluge de voix gays tombant en chœur sur Matthieu Delormeau.
Évidemment, une interprétation littérale aurait signifié que tous se taisent, mais alors, personne n'aurait répondu à Matthieu Delormeau qui, lui, a la parole sur C8 : c'est une impasse. Reste que la violence sourdant des piques envoyées au chroniqueur m'a rappelé une autre clairvoyance d'Alice Coffin, dans le même livre : on n'est jamais aussi virulent qu'à l'égard de son propre camp. Ce qui s'explique très facilement : on est naturellement plus déçu et touché, en l'espèce, par une homophobie provenant de l'intérieur que, par exemple, d'une extrême droite qui ne nous étonne pas.
Puisque le terme est lâché, il faut qu'on examine l'"homophobie intériorisée" relevée dans cette séquence. Quand Matthieu Delormeau, dans l'émission de ce lundi 6 septembre, critique la venue à Danse avec les stars de Bilal Hassani, qu'il juge correspondre à une image "caricaturale" des gays, est-il homophobe ? Plus précisément, est-il follophobe, puisque c'est bien de cela qu'il s'agit : des "airs" et des perruques de Bilal, non de son homosexualité en tant que telle. "J'ai rien contre Bilal Hassani", précise le chroniqueur, avant d'ajouter "mais pardon…" Il y a donc un "mais", et si Matthieu Delormeau ne tient en rien un discours haineux contre les "folles", on est obligé de se rendre à l'évidence : dans ce "mais" et dans l'argumentaire qui s'ensuit, suinte bel et bien une forme intériorisée d'homophobie. "J'espère qu'un jour il apaisera son cœur", a rétorqué sagement Bilal Hassani via Télé-Loisirs.
"Je ne me reconnais pas"@Mdelormeau pousse un coup de gueule dans #TPMP ! pic.twitter.com/JLP03eVdIj
— TPMP (@TPMP) September 6, 2021
En distinguant, comme lui fait remarquer une collègue autour de la table, le "bon gay" du "mauvais gay", Matthieu Delormeau nourrit en effet l'une des évolutions de l'homophobie, celle qui ne rejette plus les homos dans leur ensemble mais prétend au contraire les accepter… tant qu'ils se conduisent "normalement". La même homophobie sélective produit, au sein de la communauté chaque mois de juin, les sempiternelles critiques de la Pride émises par des mecs qui ne se sentent "pas représentés" non plus dans le défilé joyeux de "plumes dans le cul" et autres manifestations excentriques de nos Fiertés. On les retrouve d'ailleurs sur Tinder & cie, souvent derrière le hashtag #horsmilieu voire #masc4masc, ces garçons qui prennent bien soin de préciser dans leur bio ne pas traîner dans le Marais ni dans aucun lieu queer. Alors : que faire de ces gays-là ? Sont-ils à leur tour de "mauvais gays" ? Et quelle passerelle trouver entre "folles" et "masc" ?
Aucun jeune gay n'apprend tout seul, dans le secret de sa chambre, à se détester
Peut-être faut-il revenir à un fondamental, qu'on néglige parfois. Si l'homosexualité se découvre et s'apprivoise seul, hors milieu justement, dans une famille "normale" et une société hétéronormée, pour l'homophobie c'est l'inverse. Aucun jeune gay n'apprend tout seul, dans le secret de sa chambre, à se détester, c'est la société qui l'y pousse. Or donc, quand une forme d'homophobie intériorisée nous apparaît, souvenons-nous qu'elle n'est pas le fruit du gay qui la porte mais de l'environnement dans lequel il s'est débattu pour exister. L'homophobie intériorisée est une construction sociale et collective.
Revenons à Delormeau. L'affaire du jour a éveillé chez moi un autre souvenir, dont nous fêtons cette année le vingtième anniversaire. C'était le 27 avril 2001, un vendredi matin, dernier jour de cours de la semaine au lycée Van Der Meersch de Roubaix. "Tiens, y avait ton pote à la télé hier soir", me lance un camarade après les habituels serrages de main matinaux dans la cour. Elle n'avait donc pas tardé, la remarque que j'anticipais depuis la veille au soir, en voyant un certain Steevy débarquer dans la grande première de Loft Story : il y aurait forcément quelqu'un, le lendemain au bahut, pour faire le lien, et raccrocher mes inflexions non maîtrisées, les cassages de poignet qui m'échappaient parfois malgré tous mes efforts, à la créature peroxydée de la télé. Ma pensée d'ado de 16 ans était simple : faudrait-il, un jour, expliquer à mes parents que j'étais comme lui ?
La grande victoire c'est qu'aujourd'hui une palette de virilités possibles s'offre à la jeunesse
Matthieu Delormeau est né dix ans avant moi, à l'époque donc d'une représentation quasi-inexistante des gays à la télévision, celle où nos pères avaient fait leur service militaire, s'en montraient nostalgiques non sans hypocrisie, s'étaient façonnés devant des modèles comme Lino Ventura, Jean Gabin, monstres sacrés d'une virilité aujourd'hui désuète, de celle qui laisse aux "mijaurées" le soin de parler de soi. Imaginez : la figure la moins caricaturale de masculinité offerte aux pères de l'époque, c'était l'éclosion sous le regard de Godard d'un certain… Jean-Paul Belmondo. Bebel, face à Gabin, c'était déjà l'homme moins corseté, moins empêché mais tout aussi imprégné, finalement, d'une virile fraternité. Autant dire que le chemin restait long à parcourir, jusqu'à la libération queer qui sépare 2021 ne serait-ce que de 2001. Avant, l'homosexualité à la télévision c'était la cage aux folles, pédale douce, ou le sida. Autant dire que le besoin était immense, pour un garçon découvrant qu'il n'allait pas correspondre en tous points à l'idéal de masculinité nourri par le paternel, d'une représentation de l'homosexuel qui rebuterait moins son vieux, en cas de coming out.
Alors, oui, Matthieu Delormeau semble resté coincé dans cette époque, dans ce désir éperdu d'une représentation plus seulement caricaturale des homos dans les médias, dans une peur que les télés ne se servent de nos différences pour amuser la galerie, et de nos bizarreries pour nous maintenir dans des corners. Mais qui, autour de la table, peut se lever et dire que les représentations n'ont pas d'importance, que les rôles modèles sont inutiles quand justement, la grande victoire que Matthieu Delormeau ne semble pas encore voir, c'est qu'aujourd'hui nos représentations sont multiples, qu'une palette de virilités possibles s'offre à la jeunesse, que Timothée Chalamet est tout autant l'image désirable d'une façon d'être un homme que notre regretté Bebel, que Tom Daley, Lil Nas X ou Bilal Hassani, que nos drag queens ou les athlètes LGBT qui ont moissonné des médailles aux JO…
Nos identités sont personnelles mais nos parcours sont pluriels, et nos phobies sont héritées. Alors, s'excommunier les uns les autres selon notre degré de conscience queer, n'a guère plus de sens que de se retourner, une fois sorti du placard, vers ceux qui y sont restés en les shamant. On n'appuie pas sur la tête d'un camarade englué dans l'homophobie, non pas intérieure mais intériorisée ; on l'écoute, on essaie de comprendre pourquoi il est resté là, et on échange. Le sens de la communauté LGBTQI+, c'est justement de rompre avec nos apprentissages solitaires en milieu hostile, de mettre en commun nos expériences et d'avancer ensemble. Avec le sens de la courte échelle : les plus avancés aident les autres à monter.
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Crédit photo : capture d'écran C8, Touche pas à mon poste