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cinémaRencontre avec Claus Drexel, le réalisateur qui nous emmène "au coeur du bois" de Boulogne

Par Franck Finance-Madureira le 07/12/2021
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Au cinéma ce 8 décembre, Au Coeur du Bois, documentaire sensible de Claus Drexel, donne la parole à des personnes qui ne l'ont que trop rarement : les travailleur·euses du sexe du bois de Boulogne près de Paris. Un film intime et beau, à mille lieues de tout ce qu'on a pu voir sur le sujet.

Sans a priori ou idée préconçue, le réalisateur Claus Drexel est allé à la rencontre d’une petite vingtaine de travailleur·euses du sexe du Bois de Boulogne, dans l'ouest de Paris. En s’inspirant des contes de fées, il offre à ses témoins un écrin quasi-bucolique et rend ses lettres de noblesse à ce lieu, source de fantasmes en tous genres, et à celles et ceux qui en ont fait leur lieu de travail. Son but : la rencontre, l’écoute, la découverte d’un monde à part.

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Le réalisateur allemand et résident français, qui s’était déjà intéressé aux invisibles vivant dehors (Au bord du monde, 2014) ou aux laissés pour compte d’un petit village d’Arizona (America, 2018), se confie pour TÊTU sur sa méthode de travail et la fabrication de ce film simple, digne, beau et profond qui sort en salles ce mercredi 8 décembre.

Comment, après avoir évoqué la vie des sans-abri ou de villageois américains, avez-vous abordé ce film consacré aux travailleuses et travailleurs du sexe du Bois de Boulogne ? 

Pour le film Au bord du monde avec les sans-abri, j’avais fait énormément de projections-débats et, à l’issue d’une rencontre, une association qui s’appelle "Aux captifs la libération", qui s’occupe des gens à la rue mais qui organise aussi des maraudes au Bois de Boulogne, m’a demandé si je ne voulais pas faire un film sur les personnes qui sont dans ce lieu, et dont la vie et le travail sont souvent montrés de façon sulfureuse ou sensationnaliste. J’ai tout de suite été sensible à l’idée de parler avec les personnes qui évoluent au "bois", dans cette forêt urbaine. On y rencontre de nombreuses femmes trans qui vivent leur "transformation" dans ce décor de forêt qu'on retrouve dans tous les contes. Ces éléments m’ont amené à me rapprocher de cet univers pour styliser le film et le mettre en scène.

Les premières personnes que j'ai rencontrées étaient souvent très méfiantes. Elles sont habituées aux sollicitation de la télévision et de ses représentations pas toujours flatteuses. Mais je leur ai expliqué que ma démarche était différente et je leur ai donné des DVD de mon film Au bord du monde. Elles sont nombreuses à avoir accepté. Cela nous a pris énormément de temps de financer le film, on a eu l’idée en 2015 et il sort six ans après…

Rencontre avec Claus Drexel, le réalisateur qui nous emmène "au coeur du bois" de Boulogne

Quelles règles vous étiez-vous fixé pour ne pas tomber dans le sensationnalisme des sujets vus à la télévision ?

Globalement j’aime bien les gens, les personnes, les êtres humains et ce qu’ils font n’est pas le sujet. Si je fais ce genre de films, c’est vraiment pour découvrir de nouvelles personnes que je ne rencontrerais pas dans ma vie quotidienne, et pour m’enrichir de l’échange. Cette démarche, c’est une façon d’enrichir les spectateurs. Il n’y a rien de plus beau que quelqu’un qui me dit au sortir d’une projection qu’il ne verra plus jamais les personnes qui se prostituent comme avant. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’une personne a dans le cœur. Je n’ai jamais de questions à l’avance. Chaque rencontre durait entre une et deux heures, et ces discussions qui durent permettent d’oublier la caméra. Même s’il y a un parti pris très fort de stylisation du film, de travail sur l’image, de mise en scène et de montage, cette parole qui nous est confiée, c’est quelque chose de vraiment précieux et on n’a pas le droit de styliser ça. La limite entre la fiction et le documentaire peut être très floue, mais la parole doit être retranscrite avec honnêteté. 

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Comment avez-vous conçu le déroulé du film ? 

Il y a une phrase que j’adore, je crois que c’est Italo Calvino qui l’a écrite, c’est "écrire, c’est faire passer la mer par un entonnoir". Le montage d’un film, c’est un peu la même chose. En 1h30, j’avais envie que le spectateur ressente les cent heures de rushes que nous avons tournés. On essaie de prendre le spectateur par la main, avec quelque chose de très quotidien, et de gagner en profondeur au fur et à mesure que le film avance vers une espèce de gravité qui touche au sens de la vie. Mais comme on commence sur une note un peu triste avec un fado, c’était important pour nous de finir sur un message d’espoir. 

Rencontre avec Claus Drexel, le réalisateur qui nous emmène "au coeur du bois" de Boulogne

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris au fil de ce tournage ?

Comme pour Au bord du monde, je me suis rendu compte que malgré toute la bonne volonté du monde, on n'échappe jamais complètement aux idées préconçues. Quand je suis allé à la rencontre des sans-abri, je m’attendais à rencontrer souvent des gens alcoolisés. C'était faux, en tout cas, pas entièrement. C'était pareil ici. Chacun·e a sa propre personnalité, son propre parcours, et aucun·e ne colle au schéma auquel on pourrait s'attendre.

J’espère qu’on comprendra avec ce film qu’il ne faut pas mettre les gens dans des cases ! Je pense à Samantha et à sa force de vie, elle qui répète à chaque débat qu’elle est fière de travailler au Bois et qu’elle n’a peur de rien avec son poing américain, elle est incroyable ! Cette diversité m’intéresse et m’encourage à poursuivre mon travail pour qu’on s’enrichisse les uns les autres. 

La narration n’élude pas la politique, et l’un des fils tirés est celui des conséquences désastreuses de la loi pénalisant le client. Et c’est intéressant qu’un des témoins précise que cette loi émane de femmes de gauche qui se disent féministes

C’est incroyable ! C’est un témoignage que j’avais enregistré au téléphone puisque Mélina qui parle ne voulait pas être dans le film. Je n’y connaissais rien et, vu de l’extérieur, je me disais que c’était peut-être une bonne idée de pénaliser le client, que je voyais comme le prédateur. En rencontrant les personnes sur place, je me suis rendu compte qu’il y avait une unanimité absolue contre cette loi qui est une catastrophe ! Cela aboutit à une précarisation épouvantable. Et je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de discriminations différentes : il y a ceux qui insultent depuis leur voiture, qui agressent, mais aussi ce paternalisme qui prétend savoir mieux les choses que celles et ceux qui les vivent. C’est humiliant. 

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Rencontre avec Claus Drexel, le réalisateur qui nous emmène "au coeur du bois" de Boulogne

Petite anecdote qui va dans ce sens : j'aime avoir un plan de la Tour Eiffel la nuit dans mes films, c’est symbolique et j’y tiens, même si cela coûte assez cher en droits. On a pris contact avec la société d’exploitation de la Tour Eiffel pour déclarer cette utilisation de l’image et, à notre grande surprise, nous n’avons pas reçu l’habituelle facture un peu salée mais une injonction à retirer l’image du film car ils ne souhaitaient pas associer l’image de la Tour Eiffel à ce "genre de sujet" ! Cette société dépend de la Ville de Paris, censée être celle de la liberté… J’ai estimé qu’on n’avait pas à me dire quels plans je pouvais garder ou retirer de mon film, donc on a gardé l’image, on ne s’est pas soumis à ça.

Le film est dédié à Laeticia, Vanessa et Jessica, c’était important pour vous ?

Il y a sans arrêt des victimes de violences et ces trois personnes sont mortes pendant le tournage. Il n’y en a qu’une que j’ai connue personnellement, c’est Laeticia, qui était extraordinaire. On a essayé de la faire participer au film et elle hésitait. Elle a été retrouvée seule chez elle sans qu’on sache vraiment ce qu'il s’était passé. Malheureusement, cette liste est non-exhaustive…

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Crédits photos : Au coeur du bois