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interviewDe quoi le "wokisme" est-il le nom ? Entretien avec Rokhaya Diallo

Par Nicolas Scheffer le 26/01/2022
Rokhaya Diallo en interview dans le magazine TÊTU

Le terme "wokisme" est apparu récemment dans le débat en France, popularisé par les détracteurs d'une notion dont la définition est mal cernée. Afin d’éclairer le débat, nous avons choisi sept de ces critiques pour les soumettre à la journaliste féministe et antiraciste Rokhaya Diallo.

Un spectre nouveau hante le débat d’idées : le “wokisme”. Le terme “woke” – qui signifie être “éveillé”, conscient des injustices et des inégalités – est apparu pendant le mouvement des droits civiques, dans les années 1950 et 1960, aux États-Unis, alors que le leader noir Martin Luther King exhortait à rester “awake”.

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Revenu sur le devant de la scène avec le mouvement antiraciste Black Lives Matter, son message reste le même : les inégalités trouvent leurs origines dans la structure de la société, il faut être conscient de ce problème et, le cas échéant, de ses propres privilèges. L’idée tient donc moins du programme politique que du constat social.

En France, ceux qui critiquent les nouveaux mouvements antiracistes et féministes ont inventé le terme “wokisme” pour en désigner l’idéologie supposée et la dénoncer à grand renfort de clichés. Afin d’éclairer ce débat, nous avons choisi sept de ces critiques pour les soumettre à la journaliste féministe et antiraciste Rokhaya Diallo.

"Avec le wokisme, on ne peut plus rire de rien"

Rokhaya Diallo : Il n’y a qu’à voir les comédies antiracistes comme la série Dear White People, très satirique sur l’antiracisme moderne américain, ou en France le film de Jean-Pascal Zadi, Tout simplement noir, qui se moque d’absolument tout le monde, pour constater que même l’antiracisme a de l’humour. Ce qui est une offense potentielle, et qui est donc questionné, ce n’est pas la blague, c’est la manière de s’en prendre à certains groupes. Le rire est du côté des personnes capables d’appréhender la société dans sa complexité.

"Pour le wokisme, appartenir à une minorité c'est être une victime"

Rokhaya Diallo : Quand je parle de racisme, de sexisme, de LGBTphobie, je fais une lecture systémique : il s’agit de dire que lorsqu’on est une femme, une personne noire ou LGBTQI+, on est statistiquement plus exposé aux discriminations. Cela ne veut pas dire que toutes les personnes composant ces minorités sont victimes d’oppressions, mais que des logiques collectives encouragent ces dernières.

"Le wokisme fragmente la société"

Rokhaya Diallo : Les mouvements qui divisent la société, ce sont la droite et l’extrême droite, qui veulent revenir sur nos droits les plus élémentaires. Il y a quelques années, Marine Le Pen parlait, par exemple, d’avortements de confort. Je suis étonnée que les politiques passent plus de temps à combattre des groupes wokes, qui n’ont aucune représentation politique, plutôt que des partis qui ont des élus et parviennent au second tour de l’élection présidentielle. Le féminisme antiraciste, c’est une demande de mise en application des principes de la République. Ceux qui n’aiment pas la France, ce sont ceux qui refusent d’appliquer ces principes : ils refusent la France telle qu’elle est, dans sa pluralité.

"Faire des erreurs, ce n’est pas humiliant, ça nous enrichit, on devrait tous être contents que des gens nous interpellent pour questionner nos certitudes."

Rokhaya Diallo

"Le wokisme prétend dire où sont le bien et le mal"

Rokhaya Diallo : Le bien et le mal sont des notions morales, or les personnes engagées ont une lecture politique de la vie sociale. Cela ne m’intéresse pas de disqualifier un individu. En revanche, dire que son propos est sexiste, raciste ou LGBTphobe, c’est le mettre en contexte et montrer qu’il s’inscrit dans un fil historique qui alimente un système de domination. Dès lors, il n’y a pas de faute personnelle, sauf à persister en refusant d’entendre qu’on a pu blesser des personnes. Faire des erreurs, ce n’est pas humiliant, ça nous enrichit, on devrait tous être contents que des gens nous interpellent pour questionner nos certitudes.

"Le wokisme est une censure violente"

Rokhaya Diallo : Ce sont plutôt les anti-wokes qui disent aux wokes “taisez-vous”, parce que c’est nouveau pour eux d’être remis en cause. Mais la violence n’est-elle pas du côté des personnes en situation de pouvoir, qui peuvent asséner des propos insultants qui ne leur sont pas contestés ? Les personnes concernées par les discriminations ne peuvent pas répondre, car elles sont sous-représentées dans ces mêmes sphères. Or, quand quelqu’un tient un propos homophobe dans un média, cela légitime les propos homophobes dans le privé. La violence que vivent les anti-wokes, c’est une remise en cause de leur parole, la perte d’une forme de confort, et un rappel de leur responsabilité des propos qu’ils tiennent.

"Le wokisme relativise tout au nom du vécu"

Rokhaya Diallo : On s’efforce d’être neutre, mais la manière dont on lit le monde est influencée par l’expérience sociale que l’on a. Il y a quelques années, dans une interview, je disais que c’était facile de circuler dans Paris. C’est le cas, mais pour une personne valide, capable de marcher. En disant ça, je n’étais pas objective, car Paris est un parcours d’obstacles pour plein de gens. Questionner l’objectivité, c’est la base.

"Le wokisme réduit les gens à leur couleur ou à leur sexualité"

Rokhaya Diallo : Je suis une femme noire qui a grandi à Paris, française de naissance, mon grand-père était fonctionnaire de la République française, et pourtant on me demande régulièrement si je suis française. Je ne demande qu’à être considérée dans ma complexité ! Il est important de ne pas naturaliser les caractéristiques, mais de les saisir dans un contexte. Un Chinois ne vit pas la même expérience du racisme en Chine qu’en France, donc ce n’est pas la couleur de peau qui génère le racisme, c’est être non-blanc dans notre société qui produit une expérience sociale. Mon travail, c’est d’essayer de faire qu’être une femme, une personne noire ou LGBTQI+ n’ait plus la même signification dans notre société qu’actuellement. C’est tout le contraire d’une assignation : c’est un combat pour la dépasser.

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Crédit photo : archive personnelle, Rokhaya Diallo