On adore Koh-Lanta. Mais dans le premier épisode de sa 23e saison, qui vient de démarrer sur TF1, le jeu de survie déçoit. La répétition dans le jeu, année après année, des mêmes mécanismes d'exacerbation d'une virilité testostéronée finit par devenir désespérante…
Après à peine quelques mois hors antenne, voilà que Koh-Lanta fait déjà son come-back. Ce mardi 22 février, l'émission emblématique de TF1 a inauguré sa saison 2022, intitulée Le totem maudit. À l'affiche, une ribambelle de 24 participants que l'on ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam. Ce que l'on identifie facilement, en revanche, ce sont les mêmes rouages surannés qui ont déjà terni les éditions précédentes...
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Composition des équipes : le retour du cauchemar
Tout commence dès la composition des équipes. Avec une innovation cette année, puisque ce ne seront pas deux mais trois tribus qui s'affronteront jusqu'à la réunification – les bleus, les verts et les violets. Sans surprise, les capitaines jettent dans un premier temps leur dévolu sur les hommes à la carrure la plus imposante. Le temps passe, les équipes gonflent et la parité s'équilibre. Il ne reste très vite plus que deux candidats à se répartir : Benjamin et Mattéo… les deux garçons les plus jeunes et les plus menus de l'aventure.
Remarquant la mine déconfite du benjamin de cette saison, Mattéo, Denis Brogniart sonde son ressenti. Le jeune homme âgé de 20 ans partage alors son désarroi, expliquant ne pas bien saisir pourquoi il n'a pas été choisi plus tôt, faisant valoir son statut de "sportif de haut niveau". De fait, il est danseur classique à l'aube d'une carrière professionnelle, une formation connue pour son exigence athlétique. Las, Benjamin est encore choisi avant lui, il est donc le dernier. Mattéo est si déçu qu'il peine à ravaler ses larmes.
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De l'autre côté de l'écran, la gorge d'un bon nombre d'hommes gays a dû se serrer devant cette séquence, vécue par beaucoup dans leur jeunesse : ce moment gênant, en cours d'EPS, où ils se retrouvaient sélectionnés en dernier, par défaut, du fait de préjugés masculinistes bien ancrés… Et savaient qu'ils devraient faire, comme les femmes, deux fois plus d'efforts pour prouver leur valeur à ces messieurs.
Des préjugés qui sont d'ailleurs aussitôt explicités sur Twitter, où les fans du programme de TF1 aiment échanger leurs impressions durant leur visionnage de l'émission culte. "Il se dit grand sportif alors qu'il fait de la danse", peut-on ainsi lire sur le réseau social. D'autres piques à la même tonalité, souvent ponctuées de gifs ou d'emojis rieurs, tournent en dérision Mattéo et son sport qui ne rimerait pas avec force. Face à la puissance physique supposée des armoires à glace, ni la résistance physique, ni la souplesse, ni le sens de l'équilibre pourtant requis par cette discipline ne pèsent. Autant de qualités qui, en 22 saisons de Koh-Lanta, ont pourtant fait la preuve de leur nécessité dans bien des épreuves du jeu mythique de survie.
Masculinisme et syndrome de Stockholm
Il n'y a en effet qu'à se remémorer l'historique de l'émission pour réaliser qu'avoir un physique de crossfitteur n'est pas, loin s'en faut, gage de victoire. Car Koh-Lanta est un jeu qui requiert sportivité, adresse, stratégie, sociabilité et tant d'autres critères. Pourtant, à chaque saison, c'est la même rengaine : les participants les moins protéinés, jugés faibles, sont d'entrée pris pour cible quand la "testostérone" (le mot est prononcé dans cet épisode) est portée au pinacle. Lassitude…
Ces préjugés sont d'ailleurs tellement ancrés qu'ils se répercutent même dans les stratégies adoptées par les candidates. Les réguliers du programme le savent bien : se sentant immanquablement menacées, elles s'échinent à s'éliminer les unes les autres, entretenant la tradition patriarcale de l'émission qui veut que les hommes soient quasi intouchables jusqu'à la fameuse réunification. Nouvelle preuve dans cet épisode quand l'une d'entre elles, affligée d'un bracelet maudit – nouveauté de cette saison qui fait peser sur sa tête un vote noir en conseil d 'élimination –, choisit quand elle doit l'attribuer à quelqu'un d'autre, de le donner… à une autre femme. Argument exposé : puisque les hommes sont intouchables, il serait logique d'attacher ce boulet à la cheville d'une femme. Alors que justement, si les hommes sont protégés, donner le bracelet maudit à l'un d'entre eux en aurait neutralisé l'effet, sans mettre de cible sur le dos d'une autre candidate de l'équipe.
Koh Lanta : attention à la sclérose !
Cette vision genrée, et datée, des rôles se retrouve jusqu'à l'organisation des alliances sur le camp, peu ou prou identique année après année. Les bonshommes se serrent les coudes, à l'instar cette année de Yannick et Jean-Charles dans le clan des violets. Anne-Sophie, la coach sportive, se rapproche très vite d'eux pour sécuriser sa place auprès des "plus forts". Ne font pas partie de cette alliance ni Mattéo, le jeune homme gay, ni Céline, la mère de famille quadragénaire. Comme l'impression d'assister à un remake de Glee, avec les "cool kids" d'un côté et les marginaux de l'autre. Une vision rétrograde de l'aventure humaine.
Alors oui, de par la diversité bienvenue de son panel de candidats, Koh-Lanta se veut un reflet moderne de la société. Mais en pratique, l'émission de TF1 prouve que les clichés ont la dent dure et que l'ordre hétéro-patriarcal règne jusque sur une île déserte. Après tant d'années passées à observer ces mêmes mécanismes rouillés, on commence à fatiguer. Et on se prend à rêver d'une aventure où les biais machistes n'influeraient pas autant sur l'organisation du jeu. Sans quoi, Koh-Lanta court le risque de se scléroser dans l'époque qui a vu naître l'émission, il y a déjà vingt ans.
Crédit photo : TF1 (voir le replay de l'émission)