Le sociologue Frédéric Martel publie Fiertés et préjugés, la révolution gay, un volume de textes de référence sur les mouvements LGBTQI+. Plus de mille pages dans lesquelles l'auteur de Sodoma complète son premier livre, Le Rose et le Noir, qui retrace l'histoire du mouvement gay depuis 1968. Dans cette somme actualisée, l'auteur en profite pour régler ses comptes avec Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis. Qualifiant leur gauche de "victimaire", Martel défend une gauche réformiste. Extraits.
"Près de trente ans après la polémique qui m’a opposé à Eribon, je crois avoir enfin compris notre rupture : nous ne parlions pas la même langue car nous ne parlons pas la même "gauche". En fait, ses attaques mauvaises n’avaient rien à voir avec mon livre [Le Rose et le noir, publié pour la première fois en 1996], ses jugements ou ses analyses. Il ne s’agissait pas d’un désaccord sur les faits, sur les sources, ou sur telle ou telle citation. Eribon ne m’a pas attaqué parce que mon livre était mauvais ; il m’a attaqué au contraire parce qu’il était bon. Une critique de mauvaise foi d’un journaliste de la gauche radicale, qui était en train de devenir une sorte de "Trotski de la question gay" contre un jeune écrivain de gauche qui publiait son premier livre. (...)
Au départ donc : l’injure. L’identité homosexuelle se forgerait initialement, pense Eribon, dans le regard social et au miroir de la stigmatisation. C’est lorsqu’il est injurié que le gay prendrait conscience de ce qu’il est. Cette théorie, centrée sur la seule victimisation, permet de placer l’homophobie au cœur du parcours homosexuel. C’est le regard des hétérosexuels qui ferait du gay un gay.
"Sa matrice intellectuelle et politique, c’est la victimisation"
Dans Retour à Reims, Eribon retrace des expériences traumatisantes lorsqu’il s’est fait traiter (un nombre incalculable de fois, affirme-t-il) de "pédé". Il ajoute : "L’insulte ne cessa plus de m’accompagner" ; "Je fus environné par l’insulte. Et plus encore : défini par elle. Elle m’accompagnait partout" ; "Devenir gay, c’est devenir la cible". Il écrit encore : "En fait, c’est toute la culture autour de moi qui me criait “pédé”, quand ce n’était pas “tapette”, “tantouze”, “tata”… Je suis un produit de l’injure. Un fils de la honte". Édouard Louis fait le même constat dans ses romans. (...) L’homophobie est-elle pour autant la source de l’identité gay ? Homophobie et acceptation de l’homosexualité seraient-elles indissociables, comme au fond la condition juive serait inséparable de l’antisémitisme chez Jean-Paul Sartre (le livre d’Eribon reprend le titre de son essai Réflexions sur la question juive). C’est la thèse d’Eribon. (...)
Un gay n’a pas besoin de connaître l’injure pour éprouver un malaise initial ; il n’a pas besoin d’être insulté pour se savoir différent. C’est dans la solitude première et l’impression de se savoir "seul sur terre" qu’il découvre sa difficile singularité. (...) En résumant l’homophobie à "l’insulte", ou en la rapprochant abusivement du racisme ou de l’antisémitisme, on s’interdit, en fait, de la comprendre. On se complaît dans une attitude victimaire, affolante et exagérée, sans pouvoir forger des outils pour se défendre et donc sans permettre de lutter contre l’homophobie. La pensée d’Eribon, reprise par Louis, est profondément victimaire. Sa matrice intellectuelle et politique, c’est la victimisation.
Car il y a une différence fondamentale entre le fait d’être gay et le fait d’être juif (ou arabe, ou femme) : la famille. Lorsqu’un arabe ou un juif découvre sa singularité ou qu’il fait l’épreuve du racisme ou de l’antisémitisme, il peut, en rentrant chez lui, dans sa famille, en parler à ses parents ; à l’épreuve du racisme succède alors la preuve de la solidarité. (...)
"L'indétermination me paraît anti-homosexuelle"
Je ne crois pas davantage que l’indétermination générale du genre soit un progrès, même s’il est évident qu’une personne trans a le droit de changer de sexe. Il me semble possible de défendre activement les revendications des personnes trans sans pour autant remettre systématiquement en cause la différence des sexes. On voit d’ailleurs ici que le sigle "LGBT" agrège des identités plurielles et que les revendications qui en découlent peuvent être contradictoires.
Si l’on suit cette théorie du genre de Judith Butler, et surtout celle de ses sectateurs français (Alice Coffin, Éric Fassin…), on peut arriver à la conclusion que l’homosexualité est une construction sociale. Je crois que, sans en avoir l’intention, cette pensée, lorsqu’elle est radicalisée et cherche sa généralisation à toute la société, nous ramène en arrière, faisant de l’homosexualité un choix ou une simple provocation anarchiste que nous déploierions pour contester l’ordre social.
Voilà pourquoi cette théorie de l’indétermination me paraît parfois anti-homosexuelle dans la mesure où elle en vient à nier ce que nous sommes. Un gay ne se pense pas, dans la grande majorité des cas, une femme enfermée dans un corps masculin. Ces théories psychiatriques et biologisantes nous renvoient au XIXe siècle ! Bien sûr, et encore une fois, il y a des personnes qui ont le droit de vouloir déconnecter leur sexe de leur genre, ou afficher leur indétermination, et nous devons nous battre pour leur donner ce droit, mais ce ne peut pas être une règle générale imposée à tous. (...)
"Une ultragauche élitiste qui ne parle pas au peuple"
La "gauche Édouard Louis", essentiellement autoréférentielle, se situe donc aux antipodes des modes de vie, de la culture et des idées de la majorité des individus appartenant aux soi-disant "classes populaires". Comment ne pas se rendre compte que les écrits, illisibles pour le commun des mortels, de Lagasnerie, les livres érudits et gender d’Eribon et les romans distingués de Louis ne peuvent guère toucher les travailleurs immigrés, les ouvriers agricoles, les policiers de base, les électriciens, les cuisiniers, les vendeurs, les petits commerçants qui peinent à boucler leurs fins de mois ?
Ces discours gauchisants ne peuvent avoir de véritable écho chez les menuisiers, les forains, les nounous, les militaires de rang, les chômeurs, les plus précaires ou les enseignants traumatisés par l’assassinat de Samuel Paty. C’est une ultragauche élitiste qui ne parle pas au peuple ! Avec le comité Adama, avec l’écriture inclusive, avec l’intersectionnalité, la "gauche Édouard Louis" a complètement rompu avec ses origines. Cette "gauche sociétale" peut bien pétitionner dans Libération et s’afficher en "Une" des Inrocks – elle ne parle plus à la France de gauche. (...)
Mais là où Louis se trompe peut-être c’est quand il fige l’émancipation : Normale sup, le coming out, Paris, l’appart à New York, l’écriture, l’embourgeoisement. Il se fourvoie également quand il croit que la fuite est, comme par essence, à elle seule, une preuve de bravoure : il arrive parfois que le courage soit de "rester" en province, dans son village ou à la campagne quand on est homosexuel. Un gay peut même être courageux, je l’ai toujours pensé, sans faire son "coming out", en gardant son secret, même si je préfère, bien sûr, la sincérité au mensonge. (...) Ne peut-on penser la réussite sociale ou l’épanouissement autrement qu’en devenant un écrivain buvant du champagne à Paris ? La limite du projet de Louis frappe lorsqu’il fait l’impasse sur les mille et une autres voies possibles du bonheur.
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"Eribon prend la pose"
Sa conception extrême de la gauche [celle de Geoffroy de Lagasnerie] me paraît déjà étrangère à ce que j’estime être la gauche. Ce n’est jamais d’elle qu’il parle derrière les théories gauchisantes et les descriptions fantasmées d’une classe ouvrière qui ne ressemble plus guère aujourd’hui à ce que croyait Marx. En se trompant ainsi sur le constat, Eribon s’interdit d’agir sur le réel. (...)
On l’a compris, cette gauche m’agace. C’est une gauche victimaire. C’est une gauche donquichottesque qui lutte contre des moulins à vent et qui, sur papier glacé et "stories" Instagram, prend finalement – comme dans la magnifique série de Ryan Murphy – la pose. Eribon prend la pose lorsqu’il combat la police et soutient les Gilets jaunes… sur Twitter ; Édouard Louis prend la pose lorsqu’il utilise l’écriture inclusive avec le point "médian" dans ses tracts sociaux mais s’en dispense dans ses romans ; il prend encore la pose lorsqu’il critique le capitalisme tout en signant ses contrats avec l’agent littéraire le plus célèbre des États-Unis ; Geoffroy de Lagasnerie prend la pose quand, aux manifs du comité Adama, il se prend pour Jean-Paul Sartre, juché sur son bidon, devant les ouvriers de Renault, lançant sa formule célèbre : "Il ne faut pas désespérer Billancourt !" Prendre la pose, c’est vouloir être Sartre sans le tonneau !
"Cette gauche d'action n'a rien à voir avec la droite"
J’aspire évidemment à une tout autre gauche : une gauche d’action qui cherche des solutions concrètes à des problèmes complexes. Une gauche qui tente de comprendre les difficultés du présent et dont les solutions ne se trouvent plus chez Trotski, Gramsci ou Sartre, ni chez aucun penseur révolutionnaire. La gauche ne renaîtra pas de ses cendres en regardant, les larmes au coin de l’œil, vers les années 1970, quand les intellectuels se fourvoyaient royalement, mais en regardant devant elle.
Cette gauche d’action, fût-elle modérée, n’a rien à voir avec la droite, n’en déplaise à MM. Eribon et Lagasnerie. La droite, pour reprendre une belle analyse de l’historienne Mona Ozouf, c’est "la passion nationale", "l’ancrage religieux" et "la superstition des traditions" – et la gauche à laquelle je crois n’épouse aucune de ces caractéristiques. Je m’étonne d’ailleurs que MM. Eribon, Lagasnerie et Louis passent plus de temps à critiquer la gauche et ses prétendues trahisons que de s’opposer, comme je l’ai fait constamment depuis trente ans, à l’extrême droite catholique, aux ultraconservateurs ou à la droite réactionnaire. Je ne les ai pas entendus, ou si rarement, contre la vieille extrême droite et la nouvelle droite, je n’ai pas lu leurs reportages contre le "sarkozysme culturel" ou CNews, je ne les ai pas lus contre les abus sexuels de l’Église si longtemps couverts par l’ultraconservatisme catholique… (...)
Je crois que l’échec de la gauche ne vient pas du fait qu’elle a "géré les affaires" ni de ses renoncements et moins encore de son "tournant" de 1983. Son problème, c’est le déni de réalité, les théories hors-sol, l’incapacité à comprendre le fonctionnement de la démocratie, la méconnaissance de la technicité de l’action politique, la minoration des effets pervers produits par toute réforme, la sous-estimation de la complexité des êtres humains et le défaut de réflexions sur l’État. Changer la France, transformer "le système", est bien plus difficile que ne le croient les partisans de la "gauche Édouard Louis". Les populismes d’extrême droite et d’extrême gauche, qui ont beaucoup en commun, peuvent se révéler efficaces pour séduire les foules, peut-être même pour réussir à se faire élire, mais non pas pour réformer ou gouverner un pays. À mes yeux, les idées d’Eribon, Lagasnerie et, dans une moindre mesure, Louis, font donc partie du problème de la gauche – non de sa solution. (...)"
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Crédit photo : Élodie Hervé