[EXCLUSIF] Le sociologue et journaliste à France Culture Frédéric Martel, auteur en 2019 de Sodoma, une enquête au cœur du Vatican, met aujourd'hui à jour son fameux ouvrage Le Rose et le Noir, ainsi que Global Gay, dans son nouveau livre Fiertés et préjugés retraçant l'histoire du mouvement et des luttes LGBTQI+. Il en a livré des bonnes pages à têtu·, ainsi qu'un entretien.
1.200 pages. Le sociologue et journaliste Frédéric Martel (Soft Power sur France Culture) publie ce jeudi 10 mars Fiertés et préjugés, une somme basée sur la compilation de deux de ses précédents livres : Le Rose et le Noir et Global Gay. Histoire de nos luttes en France depuis 1968, le premier a été salué lors de sa première publication en 1996 comme l'une des références majeures sur le mouvement gay et les luttes LGBTQI+ dans notre pays.
Frédéric Martel, qui entretemps a aussi été l'auteur de Sodoma, une enquête sur l'homosexualité au Vatican, revient aujourd'hui avec une mise à jour, donc, augmentée de nouveaux textes : une chronologie détaillée des combats LGBTQI+ depuis Stonewall jusqu'au mariage pour tous, un essai sur des artistes gays et lesbiennes, ainsi qu'une réponse au trio Didier Éribon-Édouard Louis-Geoffroy de Lagasnerie, dont têtu· publie des extraits en exclusivité. Le tout forme un ensemble cohérent et complet sur les mouvements LGBTQI+, également un éclairage précieux sur la situation d'aujourd'hui. Rencontre avec l'auteur.
Une expression est apparue dans nos colonnes depuis quelques mois : "l'internationale homophobe", pour dénoncer les LGBTphobies jumelles de Poutine, Duda, Orbán ou encore Trump... Cette internationale s'étend-elle à vos yeux en France ?
Frédéric Martel : C'est le sujet de mon livre Global Gay. Je suis allé en Iran, en Arabie saoudite, au Liban, dans des pays comme Cuba ou en Chine, dans près de 50 pays en tout pour enquêter sur le débat local. On constate qu'il y a des pratiques et des lois : des pays où la loi est dure mais les pratiques plus tolérantes, par exemple Dubaï, et d'autres où la loi est plus tolérante, comme en Russie, mais où l'homophobie maladive du président Poutine la rend extrêmement dure.
Cette internationale homophobe, il faut en nuancer les logiques : celle de Fidel Castro ou de Nicolás Maduro se base sur la pureté révolutionnaire, quand Vladimir Poutine ou Viktor Orbán s'appuient sur l'ultra-conservatisme. En France, l'homophobie d'Éric Zemmour colle à la matrice de Poutine : il faudrait lutter contre l'occidentalisation qui permettrait le mariage gay et les marches des Fiertés.
À lire aussi : Comme dans un rêve de Zemmour, la Pologne vote une mise au pas de l'école
Ce discours peut-il avoir selon vous un véritable écho sur l'opinion publique en France ?
Je ne le crois pas. La question de la liberté sexuelle et des droits des minorités sexuelles fait partie de la matrice de nos démocraties. C'est l'ADN de la gauche depuis des années. Peut-être que je suis un peu optimiste, mais je pense que la Pologne et la Hongrie comprennent, avec ce qu'il se passe aujourd'hui en Ukraine, que le camp qui les soutient, c'est l'Europe. Le traité d'Amsterdam fait de la protection des personnes LGBTQI+ un élément central de l'Union européenne. Ces pays auront à faire un choix entre appartenir au camp occidental et européen ou appartenir au camp de Poutine. D'ailleurs, pour rappel, des élections arriveront, en Hongrie cette année et en Pologne l'année prochaine…
Comment comprendre que des gays votent pour des candidats homophobes ou, du moins, hostiles à l'avancée de leurs droits voire prônant des reculs ?
Le vote est un processus complexe dans lequel l'individu exprime ses différentes identités : son emploi, sa classe sociale... Un ouvrier homosexuel peut être défini par sa nature d'ouvrier avant de l'être par son orientation sexuelle. Par ailleurs, chez Marine Le Pen, il y a une récupération de certains combats, notamment par la présence autour d'elle d'homosexuels militants comme Sébastien Chenu, fondateur de Gaylib.
Il y a également une psychologie de haine des musulmans considérés comme homophobes, par rejet de l'islamisme politique de Daech. On retrouve déjà cela chez Renaud Camus, militant homosexuel qui a écrit dans Gay Pied hebdo avant de devenir le théoricien du "grand remplacement". Il faut sortir de la naïveté qu'un gay vote nécessairement à gauche et mener un combat pour permettre aux gays de se rendre compte d'où viennent leurs droits. C'est mon combat.
"Il ne faut pas sous-estimer les gays de droite voire d'extrême droite"
Le vote est évidemment complexe, mais de ce qu'on en sait, le vote LGBTQI+ était majoritairement à gauche quand elle portait activement ces combats...
Il ne faut pas sous-estimer les gays de droite voire d'extrême droite dans les années 1980. On trouvait des revues comme Gay France, et le comte Jacques de Ricaumont, cofondateur du mouvement Arcadie, est une grande figure du mouvement gay d'extrême droite et ami de Renaud Camus. J'ai montré dans Sodoma qu'il existe un mouvement gay ultraconservateur et très puissant au Vatican. Il y a également eu des indulgences concernant la question pédophile et les erreurs commises dans le mouvement gay, notamment de la part de Guy Hocquenghem.
Dans un court essai, vous vous attaquez à trois auteurs qui font partie du mouvement LGBTQI+, Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis : que leur reprochez-vous ?
D'abord, comme le fait dire Stendhal à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, "on entre dans le monde par un duel". Ce n'était pas ma stratégie, mais il se trouve que je me suis retrouvé dans un duel avec Didier Eribon qui s'est vivement opposé à moi, lors de la première publication du Rose et le Noir, alors que j'avais 28 ans. Il a créé de toutes pièces une polémique qui a eu une déflagration dans toute la presse. Vingt-cinq ans après, j'ai compris ce qui était alors en jeu et je trouvais important de répondre aux arguments.
Je découvre qu'il y a deux gauches dans le mouvement gay. On ne doit pas résumer la question gay, ses enjeux, ses mobilisations à une posture d'extrême gauche car on peut être engagé dans ce mouvement sans être dans la radicalité. On ne peut pas cloisonner ce combat à la Ligue communiste révolutionnaire et à la France Insoumise. Il y a d'autres voix dans ce débat, qu'il faut entendre.
Qu'est-ce qui fait de vous un penseur de gauche ?
L'essentiel de mes combats ont été contre la droite et l'extrême droite, dans tous mes livres. J'ai été conseiller de plusieurs ministres de gauche, j'ai participé au Pacs... La gauche, c'est une façon de penser le monde, la communauté, les communs, de refuser que l'économie de marché domine et la réguler. C'est aussi questionner ses impensés : la social-démocratie a du mal à penser les identités, les communautés. Je fais partie de ceux qui acceptent qu'il y ait une dimension culturelle communautaire.
Crédit photo : Capture d'écran YouTube / librairie Mollat