Que ce soit dans ses pièces, durant le festival qu'elle organise ou encore sur la scène de l’Opéra de Paris, Josépha Madoki porte haut et fort les couleurs du waacking, danse imaginée dans les années 1970 par la communauté LGBT noire et latino de Los Angeles. têtu· a rencontré cette chorégraphe qui se surnomme Princesse Madoki "parce qu’en waacking, on a le droit de se la péter" !
À la fin, Roméo et Juliette meurent. Avant, ils s’aiment. Et encore avant, ils s’enjaillent, au bal où ils se rencontrent. Lors de ce grand raout, c’est soirée waacking, du nom de cette danse "créée, dans les années 1970, par la communauté gay afro-américaine et latino alors qu’elle n’avait pas le droit d’être, d’exister" résume la maîtresse de bal Josépha Madoki, qui voit un parallèle évident avec les amants maudits de Vérone, alors que Thomas Jolly a fait appel à elle pour participer à sa mise en scène de l'opéra de Charles Gounod Roméo et Juliette.
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Dans l’immense salle de l’Opéra Bastille où elle nous reçoit après une séance de travail, Josépha Madoki n’en revient toujours pas : "Je suis la première chorégraphe de waacking invitée sur une production de l’Opéra de Paris ! Je prends cette responsabilité comme un honneur." C’est Thomas Jolly, "le" metteur en scène du moment (Starmania, et bientôt la cérémonie d’ouverture des JO 2024), qui lui a proposé de participer à cette aventure après l’avoir rencontrée sur Starmania, où elle était assistante chorégraphe. "Mais qu’est-ce que tu fais avec tes bras ?" lui a-t-il demandé un jour. Ravie, elle lui explique l’ADN de cette danse peu développée en France. Thomas Jolly est séduit, au point d’imaginer que le tableau d’ouverture de l’opéra qu’il va bientôt créer intègre du waacking. Josépha Madoki accepte de relever le défi. Le résultat est grandiose, jouant des contrastes entre l’énergie très moderne des danseuses et danseurs et la force lyrique de l’œuvre patrimoniale.
Le waacking chevillé au chœur
"Il fallait que je fasse quelque chose de visuellement esthétique sans que ce soit trop compliqué", poursuit Josépha Madoki, qui a bien conscience que, dans Roméo et Juliette, la musique et les voix doivent primer sur tout le reste. Surtout qu’en plus de la douzaine d’interprètes qu’elle a emmenée avec elle, elle a également dû chorégraphier certains mouvements des chanteurs et chanteuses du chœur de l’opéra lors du grand bal des Capulet. "J’ai tout de suite eu une accueil enthousiaste du chœur et des solistes. Quand on s’est rencontrés, ils avaient plein de questions sur le waacking. Je leur ai alors raconté l’histoire de cette danse, et le midi, à la cantine, j’en ai même vu certains regarder des vidéos de battles de waacking auxquelles j’ai participé. C’était génial !"
En quelques années, Josépha Madoki, interprète ces dernières années pour des chorégraphes comme Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet, Robyn Orlin ou encore Pierre Rigal, est devenue l’une des figures françaises du waacking. "Mon travail depuis dix ans est de mettre en avant l’esthétique waacking, de l’amener au grand public et non de la garder comme un truc underground. Cette danse a trop de potentiel pour qu’on ne la pratique qu’entre nous dans nos clubs, lors de nos battles", explique l’artiste, qui organisera, du 30 juin au 2 juillet à Paris, la quatrième édition de son All Europe Waacking Festival avec "les meilleurs waackeurs d'Europe".
"En waacking, on a le droit de se la péter ! Tu te retrouves avec des kings, des princes, des queens, des divas, des mesdemoiselles… Ça fait clairement partie du game !"
Né au cœur des années 1970 dans les clubs LGBT noire et latino de Los Angeles, le waacking a connu de belles années, notamment grâce à l’émission Soul Train. "Alors que la société était contre eux, les danseurs se libéraient, jouaient avec les codes de cette société américaine, du cinéma hollywoodien. Ils pouvaient dire : moi aussi j’existe ; moi aussi je peux prendre part à ce glamour, à cette beauté ; moi aussi je peux jouer un personnage", rappelle Josépha Madoki, dont le nom de scène est Princesse Madoki – "pas parce que je me la pète tous les jours mais parce qu’en waacking, on a le droit de se la péter ! Tu te retrouves avec des kings, des princes, des queens, des divas, des mesdemoiselles… Ça fait clairement partie du game !"
Quand on lui demande si l'on peut rapprocher cette danse du voguing, Josépha Madoki se met à rire : "Ce n’est pas la même chose ; et non, comme certains le disent souvent, le waacking n’est pas la petite sœur du voguing, on était là avant – le waacking est né au début des années 1970, le voguing fin 1970 ! " La chorégraphe voit plutôt les deux danses comme des cousines germaines, chacune née d’un côté des États-Unis. "Ce sont des danses queers qui mettent en avant la féminité, l’affirmation de soi, l’aspect posing… Donc oui, on peut voir des similitudes. Mais nos inspirations sont différentes : nous, on part du cinéma hollywoodien, des arts martiaux, alors que le voguing s’inspire du magazine Vogue, des mannequins, des catwalks…" Tirant son nom de l’expression anglaise "you wack" ("tu crains"), le waacking est ainsi construit autour d’un important travail sur les bras, avec des mouvements rapides et dynamiques tranchant avec ceux du voguing.
Mais pourquoi le voguing a-t-il traversé les décennies et non le waacking ? "Dans les années 1980, l’épidémie de sida a mis un stop à l’évolution de cette danse, puisque de nombreux waackers sont morts. Et ceux qui ont survécu ne voulaient plus, ou n’arrivaient plus, à danser en l’absence de leurs amis. Les voguers, eux, ont fait le contraire : ils ont continué à danser pour honorer leurs morts", analyse Josépha Madoki. Au cours des années 2000, le waacking revient finalement progressivement sur le devant de la scène, grâce notamment à l’un des pionniers du mouvement avec lequel la chorégraphe a étudié : Tyrone Proctor. "J’espère que là où il est [il est mort en 2020], avec toutes les autres figures du waacking, ils sont fiers que la danse qu’ils ont créée dans leurs clubs se retrouve sur la scène d’une institution comme l’Opéra de Paris !"
Chorégraphe et danseuse pour Beyoncé
Sur la scène de l’Opéra de Paris, mais également dans plusieurs théâtres de France et d’ailleurs, grâce à son explosif D.I.S.C.O. imaginé lors du confinement (d’où son titre, abréviation de l’ironique "Don’t Initiate Social Contact with Others"), son travail est "une déclaration d’amour au waacking et au monde de la nuit, du clubbing", assure Josépha Madoki. "J’avais envie de remettre sur le plateau la liberté qu’on avait perdue pendant le confinement, et de retrouver celle des années 1970." L’une des premières scènes de D.I.S.C.O., sur le tube Papa Was a Rollin' Stone de The Temptations, est la reproduction d’un souvenir que Tyron Proctor racontait souvent : un soir, tout le club dans lequel il se trouvait s’est mis à poser sur cette chanson, sans aucune concertation en amont. Ouverture grandiose, avec une intensité décuplée au fil de la représentation. "Quand on commence la pièce, c’est comme s’il était 23h, et quand on la finit, c’est comme s’il était 5h !" résume Josépha Madoki, qui partira en Suède à la rentrée pour une tournée avant de présenter de nouveau la pièce en France en 2024.
D.I.S.C.O. teaser from Josepha Madoki on Vimeo.
Nous n’avons donc pas fini d’entendre parler de cette chorégraphe née au Congo, qui a grandi à Lille et s'est retrouvée en 2018 à danser dans le clip Apeshit de Beyoncé, tourné au Musée du Louvre. "Le waacking a littéralement changé ma vie. Sur Wikipédia, il est marqué que c’est un style de danse. Mais pour moi, c’est plus que ça : c’est un état d’esprit ; c’est une façon d’être, de vivre, de s’habiller… Le waacking m’a permis de me trouver, moi qui venais du hip-hop avec mon jogging large, mes baskets – surtout ne pas montrer ma féminité ! – ; il m’a permis de m’affirmer en tant qu’individu, que femme, qu’artiste."
Roméo et Juliette, du 17 juin au 15 juillet à l’Opéra Bastille (Paris). Diffusion le 26 juin en direct dans certains cinémas et sur la chaîne Culturebox.
All Europe Waacking Festival, du 30 juin au 2 juillet à La Place (Paris).
D.I.S.C.O., le 8 mars 2024 au Théâtre du Fil de l'eau (Pantin), les 18 et 19 mars au Carreau du Temple (Paris), le 5 avril à l’Arsenal (Metz), et les 26 et 27 avril au Musée d'Orsay (Paris).
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Crédit photo : Aurélie Chantelly