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spectacle"Starmania", le retour de la comédie musicale : queer, le monde est queer

Par Aurélien Martinez le 07/11/2022
"Starmania", le retour de l'opéra-rock

Le mythique opéra-rock Starmania est une nouvelle fois monté, avec un casting inédit sous la houlette de Thomas Jolly. Visionnaire, cette dystopie très seventies a mis en scène très tôt et sans stéréotype des personnages queers.

En juillet, dans le off du Festival d’Avignon, le jeune metteur en scène lillois Lucien Fradin joue son spectacle Portraits détaillés, “collage de matières textuelles, visuelles et sonores pour parler des pédé·es et de leurs ami·es”. Après une heure de représentation, il lance en mode karaoké “Un garçon pas comme les autres (Ziggy)”, chanson phare de l’opéra-rock Starmania, repris plus tard par Céline Dion. “Tous les soirs, il m’emmène danser / Dans des endroits très, très gais / Où il a des tas d’amis / Oui, je sais, il aime les garçons / Je devrais me faire une raison / Essayer de l’oublier.” Dans la salle, on fredonne, dans une sorte de communion très “variété française”. “En cherchant des morceaux qui parlaient de la communauté gay, on est tombés sur de nombreux désastres signés par des hétéros, comme Petit pédé, de Renaud. « Un garçon pas comme les autres (Ziggy) » était en revanche une évidence, en raison de ce que la chanson raconte et de sa popularité”, nous explique Lucien Fradin.

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Si, presque un demi-siècle après sa création, Starmania reste toujours pertinent aux yeux des nouvelles générations d’artistes LGBTQI+, c’est parce que l’opéra-rock a marqué la variété française avec une flopée de tubes indémodables aux paroles remplies d’émotions : “Un garçon pas comme les autres (Ziggy)”, “SOS d’un terrien en détresse”, “Le Blues du businessman”, “Quand on arrive en ville”, “Le Monde est stone”, “Les Uns contre les autres”, “Besoin d’amour”… “C’est une œuvre sur la dépression, l’isolement, sur l’incapacité de se sentir vivant en ce bas monde et de se projeter dans l’avenir, explique Thomas Jolly, l’un des grands noms du théâtre français. Tant que les humains auront ces angoisses, Starmania restera pertinent, comme les grands textes du répertoire le restent.” C’est sans doute pour cela que le metteur en scène s’est vu confier la mission de remonter l’œuvre mythique.

Starmania, stone mais pas que

Starmania, sous-titré “la passion de Johnny Rockfort selon les évangiles télévisés”, apparaît en octobre 1978 dans les rayons des disquaires sous la forme d’un double vinyle à pochette bleue. Ses deux créateurs, le compositeur français Michel Berger (il a écrit pour Véronique Sanson, Françoise Hardy et France Gall) et le parolier canadien Luc Plamondon (auteur, notamment, pour la star québécoise Diane Dufresne), travaillent déjà depuis plusieurs années sur ce qui va devenir l’une des plus grandes comédies musicales francophones, et qu’ils décrivent comme un opéra-rock dépeignant “la violence du monde moderne”.

Soit, dans un futur proche, les manigances du milliardaire réactionnaire Zéro Janvier – épaulé par l’ancienne actrice Stella Spotlight –, qui brigue la présidence de l’Occident et doit faire face à des activistes violents, dont Johnny Rockfort et Sadia, de la bande des Étoiles noires. À la tête de l’émission Starmania, qui propose à des inconnus comme Ziggy de devenir “stars d’un soir”, la présentatrice télé Cristal se voit offrir la possibilité d’interviewer le fameux anarchiste. Le coup de foudre est immédiat, mais la fin de leur amour, dans cette capitale froide qu’est Monopolis, où l’on voit rarement le soleil – comme le chante la serveuse de l’Underground Café, Marie-Jeanne –, sera tragique. “J’ai dépeint le monde dans lequel je vis, celui de la décadence de l’Occident et du XXe siècle”, relate Luc Plamondon en 1979. On est alors à la fin de la période dite des Trente Glorieuses, et l’œuvre s’inscrit pleinement dans ce contexte de perte de repères, où “le monde est stone”.

À partir du 10 avril 1979, au Palais des congrès de Paris, et pendant un mois, la foule se presse pour découvrir cette comédie musicale d’un nouveau genre, très loin du disco en vogue à l’époque, menée par de nombreux inconnus. Car seules France Gall et Diane Dufresne sont déjà des têtes d’affiche – Daniel Balavoine, qui fait partie du casting, n’a alors pas le succès qu’on lui connaîtra par la suite. Au fil du temps, d’autres prendront la relève : Maurane, Bruno Pelletier, Isabelle Boulay… Sans compter les stars qui ont participé à l’enregistrement d’une version en anglais : Céline Dion, Tom Jones, Nina Hagen, Cyndi Lauper, Kim Carnes… Starmania a marqué quatre décennies de vie musicale et a laissé sur ses participants une empreinte profonde”, écrit Fabienne Thibeault, en 2019, dans son livre Mon Starmania, par la première serveuse automate.

Parmi ces noms illustres, celui de Renaud Hantson, qui fut un Ziggy mémorable… “Je me retrouvais parfaitement dans son côté ambigu, androgyne, à la Bowie. Les artistes de l’époque – David Bowie, Robert Plant de Led Zeppelin… – créaient une certaine ambiguïté autour de leur sexualité, détaille-t-il. Je pouvais donc apporter ma culture rock au personnage.” Chanteur, mais aussi batteur, il inspire le numéro de batterie qui sera intégré par la suite au spectacle.

À l’occasion des 40 ans de Starmania et des 25 ans de Sidaction, en avril 2019, divers artistes reprennent les tubes de l’opéra-rock pour une émission spéciale de France 2 au Palais des congrès de Paris. La chanson de Ziggy, “manifeste contre la discrimination à l’égard des homosexuels”, dixit le présentateur Julian Bugier, est interprétée par Bilal Hassani. “Un garçon qui, lui aussi, a affirmé sa différence, et a dû faire face à l’ignorance et à la méchanceté”, ajoute la chanteuse Sofia Essaïdi. Bilal fait rapidement siennes les paroles de Plamondon, qui font écho à des situations vécues par tant de personnes queers : “Tous les samedis après-midi / Pendant que les gars du quartier / Jouaient au football ou au hockey / Moi j’prenais des cours de ballet / C’est pour ça qu’j’avais pas d’amis.”

Le metteur en scène Thomas Jolly, qui va piloter la toute nouvelle mouture de Starmania, en est convaincu, l’œuvre de Plamondon et Berger était en avance sur son temps. Et, à une époque où l’homosexualité était encore vue comme une déviance par pas mal de monde, et où les réflexions sur le genre étaient balbutiantes, la façon dont a été pensé Ziggy en est une preuve éclatante : “Plamondon avait capté le pouls du monde avant beaucoup. Dans le récit, l’homosexualité de Ziggy ne pose aucun souci. À part Marie-Jeanne, qui est simplement triste de ne pas être aimée par lui, tout le monde s’en fout !”

Un monde sans LGBTphobies

En 2021 sur France Inter, dans un numéro de l’émission Pop N’ Co consacré à l’homosexualité et aux genres dans la chanson française, Didier Varrod, directeur de la musique pour les antennes de Radio France, raconte l’impact que Starmania a eu sur lui lorsqu’il l’a découvert en 1978, à 18 ans. « Un garçon pas comme les autres (Ziggy) » est la première chanson qui m’a fait comprendre que, peut-être, je n’étais pas tout seul. Et qu’il y avait une autre façon d’appréhender l’homosexualité que celle que développaient Charles Aznavour ou les chanteurs fantaisistes de la fin des années 1960. Starmania a permis d’ancrer l’homosexualité dans la culture populaire. C’est la première fois, je pense, qu’un personnage homosexuel est présent sans que l’homosexualité soit le sujet, et qu’il est traité à égalité avec tous les autres rôles, sans hiérarchie. Certes, il peut aujourd’hui paraître un peu plus désuet, parce qu’il s’est, depuis, passé tellement de choses dans la société française. Mais, à la fin des années 1970, alors que se structure le militantisme homosexuel, Ziggy a beaucoup contribué au processus de visibilité.” Comme si Monopolis était une enclave où les LGBTphobies n’existaient pas.

Une autre figure de l’univers de Starmania a également compté dans la culture LGBTQI+ : Sadia, interprète de “Travesti” : “Vous vendriez votre âme pour dormir dans mes bras / Vous quitteriez vos femmes pour partir avec moi / Ne m’appelez pas Madame sans savoir qui je suis / Je n’suis pas une femme, je suis un travesti.” “Ce n’est pas le travesti de chez Michou, figure en vogue dans les années 1960-1970, mais ce n’est pas encore la drag-queen, précise Didier Varrod. On est dans un entre-deux très intéressant qui va nous amener vers toute cette culture drag d’aujourd’hui.”

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En novembre, tout juste trente ans après la mort de Michel Berger, la nouvelle version de Starmania va enfin être dévoilée, avec l’approbation de Raphaël Hamburger, le fils que le compositeur a eu avec France Gall. Une version qui, nous l’affirme Thomas Jolly, sera fidèle à l’esprit de l’opéra-rock, même s’il a prévu quelques réajustements : “Je prends ça comme un monument qu’il faudrait dépoussiérer, réparer un peu dans les coins.” Entre mai et juillet 2019, il a ainsi longuement travaillé avec les archives de Luc Plamondon, âgé aujourd’hui de 80 ans, pour revenir à l’essence même de Starmania, à son récit, alors qu’au fil des ans “les chansons, certes sublimes, ont pris le pas sur la narration”.

Car, pour Thomas Jolly, le propos de Starmania est toujours d’actualité : “Quand, en retravaillant sur le fond, je redécouvre que, dans l’histoire, à l’élection à la présidence de l’Occident se présentent deux candidats, l’un ultracapitaliste, et l’autre plutôt autour de l’écologie et de la décroissance, je trouve ça fou !” Starmania, c’est mon chef-d’œuvre. Je comprends ceux qui disent que c’était visionnaire, notamment sur la télé-réalité, les banlieues ou les hommes d’affaires dirigeant le monde”, déclarait Luc Plamondon en 2017, au micro de France Musique.

Les arrangements originaux de cette nouvelle version seront confiés à “la main de maître du directeur musical Victor Le Masne”, qui a notamment travaillé sur le dernier album de Juliette Armanet, nous explique Thomas Jolly. “Ce ne sera pas un simple copier-coller ; ce sera plutôt relissé. On veut retrouver le son de la fin des années 1970, mais en 2022.” Concernant les chorégraphies, l’équipe travaillera avec Sidi Larbi Cherkaoui, ponte de la danse contemporaine, capable de passer du prestigieux Ballet royal de Flandre, qu’il a dirigé pendant plusieurs années, au clip de Beyoncé et Jay-Z réalisé au Louvre.

À Avignon, on a eu une nouvelle fois la preuve de la force des chansons de Starmania lorsque, un soir, à la fin du seul en scène de la drag queen Lolla Wesh, la sortie du public s’est faite au son de “Travesti”. “Plamondon et Berger ont tout simplement imaginé une œuvre capable de s’inscrire dans le mouvement des époques, conclut Thomas Jolly. C’est pour ça qu’elle est toujours aussi populaire plus de quarante ans après sa création.”

>> Starmania. Du 8 novembre jusqu’à fin janvier, à la Scène musicale, à Boulogne-Billancourt. En tournée en France, en Belgique et en Suisse à partir de février 2023.

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Crédit illustration : montage Vaadigm Studio