Après avoir signé la chorégraphie de la nouvelle version de l'opéra-rock Starmania, le danseur et chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui a pris la tête du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Rencontre.
La nouvelle version de Starmania, opéra-rock des années 1980, a quitté La Seine musicale à Boulogne-Billancourt fin janvier pour entamer une grande tournée, avant de revenir en Île-de-France à la fin de l'année. Son metteur en scène, Thomas Jolly, s'est entouré pour ce spectacle du chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui, car la danse est au cœur de cette version modernisée de la plus culte des comédies musicales francophones. Nommé en 2022 à la direction du Ballet du Grand Théâtre de Genève, ce dernier s'est confié à têtu· sur son travail, son parcours, son identité et ses influences.
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Comment vous êtes-vous embarqué dans l’aventure Starmania ?
J'avais rencontré Luc Plamondon en 2013. Il était venu me voir en Suisse alors que j’étais en tournée avec un spectacle, et il m’avait demandé si je connaissais Starmania et si cela pouvait m’intéresser d’intégrer l’équipe artistique. Même si je suis flamand d’origine marocaine, mes parents regardaient toujours la télévision française et on parlait français à la maison, donc la culture française était vraiment ma culture. Je connaissais toutes les chansons de Starmania et tous les personnages, mais assez mal l'histoire.
Comment s’est organisé le travail avec Thomas Jolly ?
Pour moi, Thomas Jolly est aussi un peu chorégraphe. Ses demandes étaient très précises, il savait exactement ce qu’il cherchait, et avec mon équipe on a créé des ateliers pour développer la danse sur toute la comédie musicale. Thomas a choisi les moments et les éléments à partir de ce travail, en accord avec ce qu’il voulait raconter. De mon côté, je voulais des danseurs de styles très différents, des profils "à caractère", très forts, à la hauteur des personnages. D'ailleurs, beaucoup sont des danseurs solistes qui ont appris à travailler ensemble lors des répétitions.
"Certaines chansons de Starmania ont eu un effet guérisseur pour moi à certains moments de ma vie."
Les thèmes évoqués dans Starmania sont-ils proches de vos propres questionnements ?
J’ai eu la chance de rencontrer Luc Plamondon et de lui confier à quel point certaines des chansons de Starmania ont pu avoir un effet guérisseur pour moi à certains moments de ma vie. Des titres comme La Chanson de Ziggy, qui parle, à la fin des années 70, de l'homosexualité de façon bienveillante, il n'y en a pas des milliers ! J’ai grandi dans un contexte où mon homosexualité était quelque chose de difficile à vivre à cause de mon entourage et de la société dans laquelle je vivais, autant du côté marocain que flamand. Je ne me sentais pas le bienvenu, et avoir une chanson comme celle-ci, qui parle d’un amour inconditionnel, c’est quelque chose qui m’a vraiment aidé. De nombreuses chansons de la comédie musicale évoquent aussi des sujets durs et complexes comme la dépression ou la drogue.
Il y a des scènes, des idées qui vous tenaient à cœur ?
L’idée de démultiplier Ziggy, c’était vraiment quelque chose que je voulais faire. En 2022, il fallait qu’il puisse incarner tous les styles, et pas seulement un "danseur de rock", comme évoqué par la chanson. Il est plus grand, démultiplié, mais tous sont Ziggy. Et puis il y a aussi énormément d’éléments prophétiques dans la pièce, sur la télé-réalité ou la politique, et cela finit mal. C’est une tragédie. Donc le défi qui est le nôtre, c’est d’imaginer un futur meilleur, de conserver l’espoir, qui est d'ailleurs plus présent dans la musique que dans les textes.
Après de nombreuses années au Ballet royal des Flandres, vous avez pris en 2022 la direction du Ballet du Grand Théâtre de Genève, c’est un nouveau défi ?
J’avais 45 ans, et c’était le bon moment pour moi de quitter la Belgique et d'aller me ressourcer ailleurs, dans un endroit où je me sentais désiré. C’était ma crise de la quarantaine ! Et puis, en Flandre, ce n’est pas toujours facile quand on est d’origine arabe. C’est comme en France, on est souvent ramené à cela, et on se fatigue un peu d’en parler. Il y a toujours des plafonds de verre ; même si je suis d’Anvers, je n’étais pas perçu comme tel.
C’est différent en Suisse ?
En Suisse, au moins, si je suis vu comme un étranger, c’est parce que j’en suis un ! J’ai mis du temps à appréhender le côté "politique" de ma position en Belgique, mais je me suis adapté. C’est ce qu’on fait, nous, les Arabes ! Mais après le covid, j’ai eu envie d’ailleurs ! Genève est très calme, et en même temps la vie culturelle y très riche car c’est une ville-frontière proche de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. Et je prends un vrai plaisir à travailler en Français !
Vous aimez la diversité, notamment lorsqu'il s'agit de varier vos projets professionnels. Vous avez d’ailleurs travaillé pour le cinéma avec Lukas Dhont, sur son film Girl en 2015…
Lukas est venu avec le scénario au Ballet de Flandres, et je suis tombé amoureux de cette histoire inspirée de l’histoire de Nora, une danseuse dont je me rappelais le parcours. Que cette histoire soit devenue un film aussi fin et intelligent me faisait vraiment plaisir. Je me suis pas mal inspiré de Pina Bausch pour les chorégraphies.
"C’est différent d’être lesbienne, d’être gay ou d’être trans, mais mais en même temps on se rejoint sur beaucoup de choses liées à nos expériences."
Le propos du film était-il aussi en adéquation avec vos réflexions sur la différence, notamment dans le monde de la danse ?
Dans la communauté LGBTQ+, on est tous différents. C’est différent d’être lesbienne, d’être gay ou d’être trans, mais en même temps on se rejoint sur beaucoup de choses liées à nos expériences, notamment les difficultés traversées à l’enfance ou à l’adolescence. Je ne sais pas ce que c’est que d’être trans, mais je sais ce que c’est de ne pas être compris. Je suis très fier de ce film, qui traite aussi de la binarité de la danse classique.
Avez-vous eu, au fil de votre carrière, l’impression de casser ces codes ?
Je pense que c’est le but de mon parcours de briser les frontières. C’est difficile d’en parler parce que les gens ne les voient pas ; ils sont dans leur zone de confort. Pour moi, qui vit toujours sur les frontières de plein de choses, cela devient fatiguant de devoir faire des choix. Être Marocain ou Belge, me sentir féminin ou masculin, toutes ces choses m’énervent et m’attristent, donc j’aime pouvoir naviguer et être tout à la fois, me laisser emporter par tout sans me laisser censurer par quiconque. C’est mon côté un peu rebelle de prôner l’échange humain au-delà des frontières de toutes sortes, même si on est encore loin de ça. Il y a encore trop de tabous.
C’est pour cela que vous êtes devenu chorégraphe ?
Oui, sans doute aussi parce que j’aime contrôler les mouvements, et que j’ai l’impression que le danse est l’espace de bienveillance dont j’avais besoin. La liberté n’est jamais acquise, mais mon privilège, en tant qu’artiste, c’est de pouvoir voyager et de me sentir libre. Quand je ne me sens pas safe, je pars. La vie est un labyrinthe dont on apprend, peu à peu, à s’extraire.
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Crédit photo : Noortje Palmers