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livre"Être queer, c'est apprivoiser l'angoisse" : rencontre avec Marouane Bakhti

Par Thomas Vampouille le 28/07/2023
Marouane Bakhti, auteur de "Comment sortir du monde"

[Interview à retrouver dans le magazine têtu· disponible en kiosque tout l'été, ou sur abonnement] Il faut souvent un jeune auteur de 25 ans pour exposer nos doutes, capter nos errances et troubler nos convictions. Marouane Bakhti, avec son premier roman, Comment sortir du monde, est de ceux-là.

Avant d’écrire son premier livre, Marouane Bakhti a d’abord été boulanger et mannequin. Ça vous pose un homme, ce combo du beau gosse intello levé aux aurores pour travailler la pâte, et c’est vrai qu’on les remarque, quand il vous parle, “ses longs doigts et sa large paume”, comme il décrit lui-même dans son autofiction ces mains qu’il a héritées de sa grand-mère. À 25 ans, et après avoir déjà essayé plusieurs vies, donc, le jeune homme nous présente Comment sortir du monde (Les Nouvelles Éditions du Réveil), son entrée en littérature. C’est toujours quelque chose, l’émergence d’une nouvelle voix, et c’est bien elle qui frappe dans ce roman au titre a priori paradoxal pour un récit d’émancipation. Celui d’un garçon né dans la France périurbaine, celle des lotissements, des voies rapides et des zones industrielles, où le narrateur “monté” à Paris retourne pour retrouver les siens. Quinze ans plus tard, ce récit résonne sur le fond comme un écho au Retour à Reims de Didier Eribon, avec la honte en moins, l’arabité et la poésie en plus. Marouane Bakhti est venu à la littérature par Le Dernier des Mohicans, à la condition gay par Duras, La Maladie de la mort. Pour le reste, lisez plutôt.

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Si on résume, à 25 ans, tu as accepté ton homosexualité, commencé de démêler tes identités, pardonné à ton père, et publié ton premier roman pour raconter tout ça. En gros, tu vises la retraite à 44 ans ? 

Marouane Bakhti : J’adorerais, franchement ! Mais quand on est un peu déchiré, un peu perdu dans qui on est, qui on a envie d’être, qui sont nos ancêtres et où se plantent nos racines, une dizaine d’années, ça peut être très long ! D’abord, démêler ses identités, c’est toujours à actualiser. De manière générale, on est tous, tout le temps, en train d’interroger notre identité. Elle mute, elle se transforme. C’est inépuisable comme sujet, la mienne comme celle des autres.

C’est que tu as commencé jeune…

C’est inévitable quand tu es à la croisée de mondes différents et qu’on te tire un peu de tous les côtés. Même avant l’adolescence tu captes qu’il y a quelque chose : t’as des petits costumes dans ton placard, t’en prends un le matin, après tu rentres et tu prends l’autre et tu changes, parce que tu sais qu’il y a plein de mondes où tu dois évoluer. Et donc très jeune, tu commences à inventer des personnages, des personnalités, à tester des trucs, par exemple si je dis ça plus comme ça, avec une voix plus grave, est-ce que ça marche… Tu te rends alors compte de la puissance des mots.

Quel est ton premier souvenir de lecture ?

Je me souviens que mes parents m’ont offert Le Dernier des Mohicans, qui m’a vraiment marqué. J’ai compris pourquoi en grandissant, parce c’est un monde où on perçoit que la race sert à dominer, et puis en même temps il y a toutes ces communautés qui cohabitent, cette espèce de société qui apparaît et qui en quelques siècles se consolide, et moi ça me fascinait ce rapport entre les peuples autochtones, les Blancs… Ça parlait de métissage d’une certaine façon. J’étais jeune pour lire ça, mais c’était très important chez moi que les enfants lisent ; il y avait une forme d’intuition familiale à confier des livres aux enfants. Et moi, ça m’a plu assez naturellement, c’était aussi un moyen de trouver un chemin de traverse.

Et l’écriture, c’est arrivé comment ?

Aussi loin que je peux remonter, j’aimais écrire. Je n’avais pas vraiment accès à internet quand j’étais gamin, alors j’écrivais des trucs sur du papier, en mode journal intime, c’était ma version d’un Skyblog. Peu à peu tu te rends compte qu’avec les mots, les phrases, tu peux faire des formes qui sont intéressantes, et là ça devient un peu plus formel.

"Je fais partie d’une génération qui est, je crois, beaucoup plus rebelle face à l’idée d’intégration que ce que mes parents auraient voulu."

Tu as grandi dans la France périurbaine : le “cauchemar pavillonnaire”, ça te parle ?

Bien sûr. C’est comme une déclinaison infinie de maisons modèles. Et cet ennui qui est étouffant… Après ça m’a moins marqué que les routes, que les zones industrielles… Mais je me suis réconcilié avec ça, ce sont aussi des zones qui ont une forme de beauté. En tout cas, je m’y suis attaché. J’apprécie leur proximité avec une forme de nature qui résiste un peu, je trouve ça agréable. Et aujourd’hui, quand je vais dans un énorme Leclerc Océane, je suis hyper excité, il y a une vraie nostalgie.

Pourquoi alors, dans ton roman, cette urgence d’en partir ?

Le personnage s’en va dans une haine globalisante de cette zone. Plus tard il se rend compte que les choses sont beaucoup plus nuancées, que c’est un choix de sa famille de s’ancrer dans ce territoire-là, entre autres pour être proche de la nature. Et puis sa famille est quand même guidée par l’idée d’intégration, et venir habiter là c’est se dire : on va être parmi eux, et donc nos enfants vont être parmi eux, et vont s’intégrer à la vraie France.

L’intégration en France, vaste sujet…

Je fais partie d’une génération qui est, je crois, beaucoup plus rebelle face à l’idée d’intégration que ce que mes parents auraient voulu. On y perçoit quelque chose d’aliénant, et le personnage en souffre beaucoup quand il voit que son père est dans une forme de bipolarité, déchiré. Quand on arrive ici, quand on s’installe ici, on ne sait pas vraiment quoi garder, quoi gommer et quoi transmettre à nos enfants. Je crois que c’est à cause d’une France trop intransigeante, qui ne sait pas se mélanger suffisamment. Alors qu’on le fait, les individus le font ! Mais le discours politique peut être vraiment brutal, même si l’intégration marche beaucoup mieux qu’on ne le dit. Je me souviens de chasseurs qui traversaient les bois au fond de notre jardin alors qu’ils n’en avaient pas le droit, et du coup on leur demandait de s’en aller. Pour s’excuser, le lendemain, ils nous ont ramené un sanglier. Et comme on leur a dit qu’on ne pouvait pas le manger, le surlendemain, ils nous ont ramené un chevreuil ! C’est là où il y a contact.

Tu mets sur le même plan le racisme brut et celui, plus insidieux, de personnes qui se veulent bien intentionnées…

C’est-à-dire que ça implique tout autant d’impossibilité à communiquer avec les gens que tu as en face de toi. Finalement, je passe un tout aussi mauvais moment quand quelqu’un dit une horreur sur les Arabes que quand un autre, avec ses questions, me place dans une position d’objet exotique, voire me fétichise. Ça peut être tout aussi paralysant, ça empêche d’être vraiment avec les gens, de connecter, et finalement c’est aussi une forme de mise à distance, comme quand on dit “dégage sale pédé” ou “dégage sale arabe”.

Ne retrouve-t-on pas aussi ça dans certaines expressions de l’antiracisme ?

Il y a parfois une forme d’excès de zèle, de volonté de bien faire qui peut être fatigante. D’ailleurs le personnage de l’amoureux sert justement à ça aussi, à incarner une forme de Blanc exemplaire qui ne comprend pas exactement les enjeux, avec une forme de naïveté qui peut confiner à l’aveuglement.

"Les zones pavillonnaires périurbaines peuvent agir comme des ghettos pour mecs blancs."

La vie dans la France périurbaine est-elle une condition commune qui peut enjamber les autres différences ? Tu l’as ressenti en “montant” à Paris ?

Évidemment les cités sont des formes de ghettos, qui ont des conséquences quarante ans après, de la même façon que les zones pavillonnaires périurbaines peuvent agir comme des ghettos pour mecs blancs, qui grandissent là et qui ne vont jamais ailleurs. Donc oui, c’est toujours géographique, et le personnage entre en empathie avec ces mecs-là.

Comme des transfuges géographiques plus que de classe ?

Là-dessus j’ai trouvé intéressant d’observer les a priori qu’il pouvait y avoir dans la réception du livre. Beaucoup de journalistes prennent le roman avec des évidences, par exemple celle que le personnage vient d’une famille défavorisée. En particulier l’arabité fait que si l’on raconte un parcours d’apprentissage, d’émancipation, tout de suite ce serait d’une famille ouvrière arabe un peu bigote qui ne comprendrait rien à rien. Dans ma famille, on était sans argent il y a deux générations, mais l’histoire de mon père est celle d’une réussite parfaite, celle de la méritocratie, qui fait qu’on est arrivés à une certaine forme de capital économique, mais sans aucun capital culturel. C’est donc aux enfants de partir ensuite à la conquête de ce dernier.

La méritocratie n’oppose-t-elle pas le père et le fils ?

Le père ne peut que croire à la méritocratie française, parce que pour lui ça a fonctionné, et en même temps il voit bien que ses enfants rencontrent un monde beaucoup moins hospitalier, que le contexte ambiant est beaucoup plus brutal avec ceux qui sont vus comme musulmans. Il voudrait raconter à son fils la misère qu’il a vécue et en même temps, il en veut à son fils de vivre dans le confort qu’il lui procure. Il traque l’ingratitude de son fils, il y a une forme de jalousie et c’est un des gros quiproquos entre les deux en plus de l’homosexualité : cette histoire de progrès social, de transfuge, de relais.

Crédit : Audoin Desforges pour têtu·

Au moment de la découverte de l’homosexualité du fils, tu écris : “Il découvre qui je suis et il décide de ne pas le supporter.” En une phrase, voilà le paternel renvoyé à son choix de l’homophobie !

Le personnage sait l’intelligence du père, sait qu’il veut façonner une famille “parfaite”, donc quand il sort son fils de sa vie parce qu’il est homo, il le choisit. L’homophobie, c’est toujours parce qu’on choisit la haine à un moment donné, en tout cas la colère. Mais le choix permet aussi la réconciliation : le père finit par comprendre ce qu’il a à perdre et ce qu’il a à gagner, et donc il décide de faire le choix inverse. De son côté le fils impose aussi quelque chose : il ne vient jamais demander pardon, quand il revient dans la maison familiale il revient s’affirmer, il rentre chez lui.

C’est pourtant le fils qui ouvre la réconciliation…

Il arrête de jouer le jeu du secret et instaure avec le père un rapport qui est plus adulte. Il met de côté le tabou, le silence, la pudeur, et il raconte sa vie. Et le père lui dit : “Elle a l’air bien ta vie.” La réconciliation reste fébrile, parce qu’entre eux tout ce qui a été avant a quelque chose d’un peu faussé, et donc il faut reconstruire quelque chose de plus honnête. C’est une fin ouverte.

"L’homophobie, je crois que ça reste dans le corps. Une espèce d’état d’hypervigilance nous habite, physiquement…"

Tu parles néanmoins des “impossibles retours” dans le milieu familial. À la honte que Didier Eribon décrivait dans Retour à Reims, tu réponds par l’angoisse ?

C’est somatique, je veux dire que c’est physique et que ça vient de l’intérieur. L’homophobie, je crois que ça reste dans le corps. Une espèce d’état d’hypervigilance nous habite, physiquement, dans les rapports sociaux, au quotidien, en filigrane. Même quand on n’a plus rien à cacher, le corps a pris l’habitude de ce rapport au monde un peu angoissé, un peu fébrile, il y a un vrai réflexe d’instinct physique. C’est quelque chose qu’il faut apprivoiser, et c’est valable pour toutes les existences queers.

Le fait d’être queer aide selon toi à trouver cette maturité  ?

Bien sûr, je crois que ça, en vrai, c’est une chance inouïe. Ça hypersensibilise au monde. Alors c’est très douloureux parfois, voire violent, mais ça donne des cartes et une lecture du monde augmentée.

Tu as fait en parlant le geste d’un décentrement, d’un décalage…

Eh bien, c’est ça que ça veut dire “queer”, non ? Ça donne d’autres angles, d’autres perspectives, c’est sûr.

À condition que l’enfant s’accepte, ce qui n’est pas vraiment un sujet dans le roman : il ne remet pas en question son homosexualité, il n’y a ni déni ni rejet…

En effet, il sait qu’il est homosexuel, c’est une fatalité pour lui, qui l’emmène près du gouffre mais il passe assez rapidement la phase du déni, c’est vrai. C’est peut-être générationnel. Je pense qu’entre ce que je pouvais voir à la télé, ce que j’arrivais à distinguer dans les livres, à voir de loin, sur des affiches dans la rue, j’ai dû voir mille fois plus de signes que toi dans ta jeunesse ! Et donc je savais qu’il y avait une possibilité. Il est désespéré mais peut-être pas autant que s’il était né vingt ans avant. Et puis il ne grandit pas dans une famille où il y a de la haine homophobe, du jugement sur la vie des autres, et le personnage n’a pas de figure homosexuelle à haïr.

Et une représentation positive ?

Je me souviens de Laurent Ruquier, qu’à un moment donné, dans une conversation d’adultes, j’ai capté que, ok, il pouvait me ressembler même s’il était dans la télé et moi dans le canapé. Mais du coup, ça en a aussi fait quelque chose de lointain, d’inatteignable, comme un autre monde qui ne me concernait pas vraiment.

Ah tiens, en parlant d’inatteignable, le livre évoque le désir de paternité mais “juste pour la beauté de l’acte”, c’est-à-dire celui de féconder son partenaire. C’est rafraîchissant d’aborder ce gros fantasme de nombreux actifs, c’est donc un fantasme romantique ?

C’est exactement ça, bien sûr, je suis très content qu’on en parle ! En sous-texte il y a évidemment les pratiques homosexuelles, qui parfois rejouent l’idée de la fécondation, d’acte procréatif avec ce truc de fusion, mais ces élans-là je pense que ce sont aussi des élans d’amour. Les deux personnages s’aiment beaucoup, et s’ils pouvaient, ils feraient un enfant ensemble. Et puis il y a l’idée d’affront à la réalité biologique, ça c’est le gros tabou encore : ok vous pouvez vous marier, adopter des enfants mais attention, la biologie, faut pas toucher. Ça m’amusait d’être un peu insolent sur ce sujet-là, je trouve ça hyper excitant cette idée qu’on puisse prendre nos corps et en faire autre chose.

Tu la vois comme une fêlure dans la condition gay, cette impossibilité naturelle d’être père ?

Non, j’entends ce discours-là sur une impossibilité originelle, mais je n’ai jamais vraiment connecté à cette idée de la malédiction, que j’ai plutôt envie de pourfendre. Évidemment ça a structuré la façon dont la culture a parlé des homosexuels depuis toujours, ça nous a fabriqués nous aussi, mais en réponse je n’ai pas envie de laisser cette idée m’habiter.

“Personne ne m’a donné le droit de disparaître mais je me l’octroie”, écris-tu. Et ce titre : Comment sortir du monde… C’est un manifeste contre l’époque !

La phrase concerne cette hyper-connexion, évidemment, mais aussi la performance de l’identité, de ce que c’est d’être un homme et de devoir le montrer, d’être un Arabe et de devoir le montrer de telle ou telle façon, très intégrée ou très révoltée, et donc le personnage s’octroie le droit à un moment de rompre avec tout ça. Et après, il découvre que le monde est plus vaste. ·

Illustration : photographie Audoin Desforges pour têtu·

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