Pendant que les milieux militants multiplient les plaquages un peu partout en France, à Toulouse, la communauté LGBTQI+ reste soudée. Que ce soit pour organiser la Pride, bousculer les pouvoirs publics, ouvrir des lieux dédiés, ou encore faire la fête.
Photographie Gabin Fueyo avec Lova Ladiva et l’équipe de rugby LGBTQI+ Tou’Win
“Les filles, j’en peux plus, je vais pisser.” Entre deux tubes de Beyoncé, combien de fois ai-je prononcé cette excuse au Shanghai club pour quitter son rez-de-chaussée hétéro et rejoindre, dissimulé par les volutes de la machine à fumée, le sous-sol et son espace “men only” – seul endroit où l’adolescent dans le placard que j’étais pouvait voir des hommes danser ensemble, se galocher, ou tout simplement passer du bon temps. Ainsi, l’espace de quelques minutes, mon orientation sexuelle, qui me semblait si compliquée à assumer, devenait un non-événement.
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Quand, plusieurs années plus tard, au détour d’une balade dans le centre-ville de Toulouse, je suis tombé sur un panneau annonçant la vente de la discothèque, c’est un pan de mon adolescence que je voyais bradé à un promoteur immobilier. Quelque 500 m plus loin, un autre établissement, Le Beaucoup, dont la terrasse était un safe space où l’on pouvait embrasser son copain et défier le regard des passants, a été remplacé par un bar à tapas sophistiqué. Aussi, le dimanche matin, à deux pas du marché Saint-Aubin, où l’on se rend en famille, le long du canal du Midi, on ne trouve plus sur le trottoir en face du Grand Cirque de cotillons ou de préservatifs encore emballés, témoins des nuits chaudes qui avaient lieu derrière cette porte blindée que je n’ai jamais osé franchir.
Durant les dix années qui m’ont éloigné de la capitale du Sud-Ouest, où la douceur de vivre le dispute à celle de l’accent occitan, la vie LGBTQI+ m’a semblé s’effriter comme la brique caractéristique qui a donné à Toulouse son surnom de Ville rose. Mais qu’on se le dise : il n’en est rien. Dans le sang cathare coule la castagne, même quand il s’agit de remettre en cause les stéréotypes de genre, et l’engagement toulousain a encore de beaux jours devant lui. Plus encore, la ville réussit la prouesse de faire que, jeunes ou vieux, radicaux ou plus modérés, les militants LGBTQI+ combattent ensemble dans la même mêlée.
Militance remuante
C’est donc sur le terrain de rugby que commence le match, car Toulouse est l’une des quatre villes françaises à disposer d’un club LGBTQI+ de ballon ovale. Dans une région où “enculé” ponctue volontiers la fin des phrases, une poignée d’amis ont décidé de mettre une bonne branlée à tous ceux qui pensent qu’être homo empêche de marquer des essais. C’est ainsi qu’est née Tou’Win (versus “to loose”, vous l’avez ?), en 2006. “Au début des rencontres, on est vus comme des extraterrestres, mais les équipes se rendent vite compte que nous sommes de sérieux adversaires. Et tout ne se joue pas sur le terrain. Souvent, c’est lors de la troisième mi-temps, à l’heure où on lève le coude, que les questions osent être posées sans tabou”, souffle Cyril Broccardo, quinquagénaire et président d’honneur de l’association. Après avoir accueilli les premières joueuses, le club espère recruter l’année prochaine ses premier·es adhérent·es trans. “Même si l’homosexualité est de plus en plus acceptée sur le terrain, il ne faut pas oublier ce que nous sommes, un club de rugby LGBTQI+, et c’est pourquoi nous devons continuer de porter un message inclusif”, ajoute-t-il.
Sur la terre du socialiste Jean Jaurès, l’un des diffuseurs du marxisme en France à la fin du XIXe siècle, “il y a aujourd’hui encore une véritable culture du militantisme, comme en témoigne l’importance qu’ont eu ici les manifestations des Gilets jaunes”, pointe Jérémy Perrard, directeur de développement de Pride Toulouse. Cette fédération, qui organise la Marche des fiertés, rassemble d’ailleurs 60 associations, soit autant que l’Inter-LGBT, responsable de la marche parisienne. “La vie associative est foisonnante et se complète bien, poursuit-il. À Pride Toulouse, notre travail est de sensibiliser les institutionnels et le grand public. Il y a aussi Act Up Sud-Ouest, très implantée ici, qui, de son côté, interpelle et demande des comptes aux autorités.” Avec 31 établissements d’enseignement supérieur dans la région, et notamment l’université du Mirail, qualifiée de “classe prépa du militantisme”, la ville dispose en outre d’un vivier militant important.
Un atout apprécié, car avec Jean-Luc Moudenc, maire Les Républicains (par ailleurs soutenu par Renaissance) et fervent soutien de La Manif pour tous ayant voté contre la loi Taubira lorsqu’il était député, les raisons de lutter ne manquent pas. Oh, mais il a changé ! Lors des dernières journées mondiales contre l’homophobie et la transphobie, il a publié sur les réseaux sociaux des messages pour exprimer son “soutien à la communauté”. C’est peu dire que sa sincérité est contestée : “Le maire et son équipe sont issus d’une droite dont les ténors n’ont pas fait leur aggiornamento sur les sujets LGBTQI+”, souffle François Piquemal, ouvertement gay et député La France insoumise de Toulouse. En 2020, Jean-Luc Moudenc se présentait à sa propre succession et affrontait dans un duel serré Antoine Maurice, élu gay représentant de l’union des gauches. Dans l’entre-deux tours, un collaborateur du candidat de droite a commenté sur Facebook une interview de François Piquemal : “À vomir, aussi laid que ta tarlouze de tête de liste.” “Si l’auteur a été remercié, je n’ai jamais entendu d’excuses ni sur ce fâcheux épisode, ni concernant sa proximité avec la droite la plus conservatrice”, indique l’Insoumis, que l’on croise à La Gougnotte, un bar queer et féministe qui a ouvert six mois plus tôt dans le quartier Saint-Cyprien.
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Des queens partout
Autre reproche fait au maire depuis son retour place du Capitole après une parenthèse socialiste de 2008 à 2014 : tout faire pour embourgeoiser la ville et la débarrasser de ses lieux alternatifs. “En 2010, lorsque je suis arrivé à Toulouse, il y avait pas mal de squats dédiés à des fêtes queers. Depuis que Jean-Luc Moudenc est revenu au pouvoir, la police harcèle ces endroits pour les faire fermer”, regrette, lunettes rondes et barbe hirsute, Simon Palette, le trésorier d’Act Up-Sud Ouest. Aussi, des espaces légaux tentent de répondre à la demande, à l’image de la fameuse Gougnotte. Sur ses murs, on trouve des affiches de prévention et du matériel de réduction des risques (capotes, pailles, etc.). Des livres féministes ou portant sur les droits des personnes LGBTQI+ sont également disponibles, tandis qu’il est clairement indiqué que tout comportement discriminant peut entraîner l’exclusion du bar. “Créer un espace safe, c’est notre manière à nous de militer. On veille sur la programmation de nos soirées ainsi que sur le choix de nos fournisseur·euses”, remarque Constance, qui a créé le lieu avec sa copine, Marion, également militante au Planning familial. “Que des bars LGBTQI+ soient tenus par des meufs, c’est totalement nouveau à Toulouse. Bravo les lesbiennes !” appuie Alexia Duc, une artiste bordelaise qui a “eu un coup de foudre de ouf” pour la ville après y avoir rencontré sa copine à la Pride radicale.
Nouveau ? Pas vraiment. En 1988, le Bagdam Cafée, premier espace toulousain en non-mixité lesbienne, a ouvert ses portes grâce à Brigitte Boucheron, qui avait déjà créé la Maison des femmes de la ville dans les années 1970 pour prendre en charge les victimes de violences conjugales. Au milieu des années 1990, elle lance le Printemps lesbien de Toulouse, un festival culturel dont la dernière édition date de 2019. “Cette génération a milité avec Marie-Jo Bonnet, Françoise d’Eaubonne, les Gouines rouges… Bref, les figures de front du militantisme lesbien”, remarque Marianne Vérité, qui a récemment ouvert Au Bonheur des dames, une librairie LGBTQI+ et féministe dans le quartier Saint-Étienne, avec sa compagne, Fatima. Ce bouillonnement fait de la ville un formidable “lesbopôle”, qu’on a longtemps retrouvé à la Luna Loca, un café associatif fermé en 2016 après des années de folles soirées.
La Gougnotte a donc un héritage à entretenir. Un jeudi soir de juillet, un drag show a fait grimper la température tant il fallait se presser pour voir performer la Toulousaine Mona Mour. “Avec plusieurs maisons qui fleurissent, la scène drag est clairement en train d’exploser. Il y a encore une forme de timidité parce qu’on pense que d’autres villes font mieux que nous, mais c’est faux. La scène toulousaine doit avoir confiance en elle et montrer sa créativité”, confie l’artiste le lendemain de sa soirée. La ville peut en effet compter sur les maisons de Gonora LaGrave, de Mika Rambar ou de Brandy Snap, ainsi que sur la candidate de Drag Race Lova Ladiva. Quant aux Toulousains, ils ont adopté leurs queens jusqu’à les faire travailler dans les clubs hétéros. “C’est la preuve que l’on a remporté le combat des idées, se félicite Mika Rambar. En jonglant avec les propositions, il est possible de vivre de ses performances ici.”
“Les lieux sont plus interdépendants qu’ils ne meurent de la concurrence”, remarque Mona Mour. Et ce qui est vrai pour le drag l’est également des espaces de convivialité ; il n’est d’ailleurs pas rare de voir les client·es de la Gougnotte s’accouder au zinc du Limelight ou du Bear’s Bar, une institution nounours de la ville qui prête sa salle une fois par mois aux lesbiennes. Le reste du temps, en revanche, tout le monde s’y retrouve : des rugbymen autant que des crevettes, des groupes d’amis comme des hommes seuls. À l’heure de la fermeture, tout ce beau monde avance de quelques mètres pour finir sa soirée au G-Boy – “Malgré la présence de messages stigmatisant la consommation de drogue, cela reste un lieu où nous aimons nous retrouver”, relativise Simon Palette, d’Act Up. Que le lieu soit particulièrement engagé ou non, ça reste la maison.