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Nos vies queersFrancis Carrier : "La société pense que les vieux ne doivent pas avoir de vie sexuelle"

Par Pierre Cochez le 17/11/2023
Gerontophilia : Pier-Gabriel Lajoie, Walter Borden

Infatigable figure de la lutte contre le sida et pour les droits LGBTQI+, Francis Carrier a publié Vieillir comme je suis. Il nous raconte la naissance de l'association Grey Pride, qui défend nos vieux.

Vive les vieux ! Francis Carrier, bientôt 70 ans, a créé son entreprise d’informatique, participé à la troupe des Caramels Fous (qui montait une comédie musicale), et été une des figures marquantes d’Aides. Aujourd’hui, il a imaginé l'association Grey Pride, qui veut redonner de la "fierté aux vieux". Rencontre avec cet homme aux idées jeunes qui publie Vieillir comme je suis (éditions Rue de Seine) sur "l’invisibilité des vieux LGBTQI+"

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Pourquoi avoir écrit ce livre, Vieillir comme je suis ?

À la retraite, j’ai décidé de rendre visite à des personnes âgées isolées. Je le fais au sein des Petits frères des pauvres  et également auprès de retraités, originaires du Maghreb, vivant dans des logements Adoma, les anciens foyers Sonacotra. Cela m’a conduit à m’interroger sur ma communauté. Comment vivent les vieux gays, trans, lesbiennes, séropos ? J’ai enquêté et j’ai eu envie d’écrire sur mes rencontres. 

Tu te considères comme vieux ?

Bien sûr ! Je vais bientôt avoir 70 ans, ce sujet ne me fait absolument pas peur. J’ai de la tendresse pour les vieux, et j’aimerais que l’on ait de la tendresse pour ma vieillesse. C’est vrai qu’aujourd’hui, notre société a du mal avec la vieillesse. Les corps parfaits, la beauté standardisée règnent dans une culture du zapping où seul le nouveau est intéressant. Le vieux est associé au passé, à la laideur. Il est has been. Cette course à la jeunesse n’est pas propre aux gays. Le problème est que l’on est en train de nier nos racines pour rester éternellement jeunes. Je ne suis pas le même que lorsque j’étais jeune, c’est une évidence, j’ai été façonné par mon vécu. Il y a des expériences dont j’ai fait le tour, je change, j’ai envie de faire d’autres sortes de rencontres. 

Les gays vieillissent-ils différemment des hétéros ?

Il y a des différences. Par exemple, l’inscription dans une lignée. Des oncles et tantes ont voulu faire un arbre généalogique de ma famille, ils collectaient des photos et à aucun moment, il n’a été envisagé de demander une photo de mon mari. Je leur ai expliqué pourquoi cela me semblait anormal. Dans le monde gay, l’image du corps hyper sexualisé ne valorise pas les vieux corps. Tu es confronté au rejet de ton propre corps. Mais, je ne suis pas d’accord avec ce que me confiait un intellectuel de mon âge : "C’est difficile de ne plus voir le désir dans le regard de celui qui te regarde". Le désir est une construction sociétale. Il n’existe pas uniquement à travers la jeunesse et ses canons de beauté.

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Comment se débrouiller avec le sexe à un âge avancé ?

La société part du principe que les vieux ne doivent pas avoir de vie sexuelle. Le sexe est magnifié pour les jeunes. Un homme âgé qui exprime ses désirs est perçu comme un vieux libidineux, une femme âgée comme une cinglée. On désexualise la vieillesse pour la réduire progressivement à un objet de soins. La vie devient une salle d’attente de cabinet médical, on a délégué toute la vieillesse aux médecins ! Or, le personnel qui travaille auprès des personnes âgées constate que la sexualité est encore vivante dans les Ehpad. Un besoin de tendresse, certes, mais aussi de cul, pour dire les choses clairement ! Les vieux, gays ou non, ont recours à des sextoys, visionnent des pornos, lisent des revues spécialisées. Ils pourraient aussi, comme dans certains pays, avoir recours à des assistants sexuels.

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Pourquoi avoir décidé de créer Grey Pride ? 

Ce qui m’a construit, ce sont mes luttes personnelles liée à mon orientation sexuelle, puis ma séropositivité et maintenant ma vieillesse. Lutter ensemble donne la force d’agir. À ma première Pride, en 1981, j’avais remarqué trois hommes qui défilaient avec une pancarte "Les gays retraités ne battent pas en retraite". J’y suis ! Nous avons créé Grey Pride en 2017 pour affirmer que nous existons et que nous voulons être traités à égalité, comme tout membre de la société française. Nous sommes aujourd’hui 400 membres. Beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils sont discriminés. Nous voulons faire avancer la société, notamment sur la sexualité. Les vieux LGBTQI+ veulent être les éclaireurs d’une révolution de l’intime. Cela implique aussi de définir ce que l’on peut tolérer comme comportement – de la part des personnes âgés comme des aidants – et ce que l’on ne peut pas tolérer. Nous avons créé Grey Pride bienvenue qui dispense par exemple des formations sur ce sujet dans les Ehpad pour les personnels, familles et résidents.

Quelle est ton opinion sur les projets d’Ehpad pour gays ?

Le principe même de l’Ehpad – qu’il soit pour gays ou pour hétéros –  est de faire rentrer l’individu dans une logique de place. L’important est de trouver une place. Peu importe qu’elle convienne ou pas, qu’elle reflète ou pas sa personnalité et ses goûts : la personne âgée devra rentrer dans cette place vide ! Je considère que la bientraitance des vieux commence par le respect de la notion affinitaire. Il s’agit d’avoir envie d’être ensemble. Cette envie augmentera les solidarités entre ceux qui partagent le même espace. À Grey Pride, nous avons été à l’origine d’un appartement communautaire, partagé par plusieurs gays dans le centre de Paris. C’est une réussite, car ce projet a été construit à partir d’une logique affinitaire. Avoir envie d’être ensemble permet d’accepter les contraintes de la cohabitation, les vulnérabilités des uns, les manies des autres.

Les États-Unis montrent souvent la voie sur le plan de l’organisation de la communauté. Sage USA, par exemple, est une structure qui soutient les vieux gays, avec notamment un cabinet d’avocats. J’ai été intéressé par un documentaire sur une association de vieux gays new-yorkais qui organisait des cours de macramé, mais aussi une fois par mois une partouze entre eux dans une chambre d’hôtel. Tout était filmé, exprimé. Le désir comme le plaisir de la vingtaine de partisans. 

Ton engagement ne s’arrête pas aux gays. Explique-nous l’intérêt du Conseil national auto-proclamé de la vieillesse ? 

Pendant le débat sur les violences faites aux vieux dans les Ehpad, la parole des vieux était absente des médias. Pourtant, ils étaient les premiers concernés ! Nous avons donc créé, il y a un peu plus d’un an, le Conseil national auto-proclamé de la vieillesse. Pour nous prendre en charge et cesser de faire semblant d’être jeunes. Les vieux doivent aussi réfléchir à leur solidarité avec les autres générations. Cesser de se comporter en simples consommateurs ou propriétaires. Nous devons inventer notre rôle dans cette société, équilibrer les solidarités entre générations. C’est de tout cela que nous débattons au sein du Cnav. Nous le faisons aussi chaque année pendant trois jours en Gironde lors d’un séminaire d’une trentaine de participants, dont le sociologue Michel Wieviorka ou la journaliste Laure Adler.   Dans le même esprit,  nous lançons à la Halle des Blancs Manteaux, à Paris, du 17 au 19 novembre, le contre-salon des vieilles et vieux qui rassemblera les projets que nous soutenons. L’idée est de sortir de la silver economy, de ces salons des arts ménagers des vieux, qui nous réduisent à des objets de consommation ! Je reste convaincu que la vieillesse est faite pour transmettre, réparer, faire le bilan et atteindre de nouveaux objectifs.

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Crédit photo : illustration, Gerontophilia, Epicentre Films