Quarante ans après la fin de la discrimination faite dans la loi française aux hommes gays sur l'âge de la majorité sexuelle, un phénomène se développe au sein même de la communauté LGBTQI+ : le old-shaming, ou la dénonciation des hommes mûrs qui ont/cherchent des relations avec de jeunes adultes. La commu aurait-elle perdu la mémoire ?
"La honte", "glauquissime", "ça me dégoûte", "à vomir", "pervers", "pédo"… Cette semaine sur Twitter, un internaute gay a subi une tempête de haine pour avoir écrit qu'il avait couché avec un garçon de 19 ans. Le motif de cette rage : l'homme qui a tweeté, Didier Lestrade, co-fondateur d’Act Up-Paris et de têtu·, a 65 ans. Et l'essentiel de cette vague d'infamies n'est pas venue de réactionnaires homophobes, mais bien de la communauté LGBTQI+ elle-même. Nouvel épisode d'un phénomène que têtu· observe depuis quelque temps d'un œil inquiet : la dénonciation publique, violente, d'hommes mûrs qui ont ou cherchent à avoir des relations avec des hommes jeunes.
Ce old-shaming s'est intensifié ces dernières années, dans le sillage du mouvement #MeToo. Il est devenu monnaie courante, sur les réseaux sociaux, d'assister à la stigmatisation, capture d'écran Grindr souvent à l'appui, de seniors qui ont eu l'audace de solliciter les plus jeunes sur les applis de rencontre. C’est entendu, la communauté queer n'est pas exemptée d'examiner en son sein les systèmes de domination et de prédation sexuelle. Mais cela n'autorise pas à bannir systématiquement un type de relation sur la base d’une présomption. Car de quoi parle-t-on ? Dans l'exemple sus-cité, le garçon de 19 ans n'a rien dénoncé, il ne s'est pas dit victime d'un prédateur sexuel, en réalité il n'a rien dit du tout. On parle pour lui. Son partenaire sexagénaire a simplement dit avoir passé un bon moment avec un garçon "car il aime les hommes âgés". C'est la différence d'âge qui ici rend coupable, rien d'autre. Dans cette version détournée et oppressante d'un #MeTooGay, il n'est plus nécessaire qu'un acte soit illégal, ou même qu'une victime se déclare : on est coupable par effet mathématique. La meute assène : 65 ans - 19 ans = immoral.
La morale sexuelle, ennemie historique
Cette pente est raide, et l'inquiétude devant le retour de la morale sexuelle, qui plus est décrétée depuis nos propres marges, devrait saisir toute personne queer ayant un tant soit peu de mémoire historique. Sur quoi portait en effet la dernière loi française de discrimination spécifique des homosexuels, introduite en 1942 par le régime de Vichy et qui a permis, jusqu'en 1982, la persécution des homos par des bandes crapuleuses ainsi que par la police ? Sur la majorité sexuelle, établie à un âge supérieur pour les homos que pour les hétéros. Lorsque la gauche arriva au pouvoir et entreprit de rétablir l’égalité, voici ce que répondit la droite réactionnaire, emmenée à l'Assemblée nationale par Jean Foyer : "La fameuse liberté dont on nous rebat les oreilles ne serait-elle que le droit qu'ont les ogres de dévorer les petits poucets ?" Avec les gardiens de la morale, l'accusation de pédophilie n'est jamais loin des débats sur l'homosexualité… Impériale dans ce débat qu'elle mena avec Robert Badinter, le garde des Sceaux de François Mitterrand, la députée Gisèle Halimi, rapporteure de la loi d’abrogation, répondit : "S'il est un choix individuel par essence et qui doit échapper à toute codification, c'est bien celui de la sexualité. Il ne peut y avoir de 'morale sexuelle' de tous qui s'impose à la 'morale sexuelle' de chacun."
"Il ne peut y avoir de 'morale sexuelle' de tous qui s'impose à la 'morale sexuelle' de chacun."
Gisèle Halimi
Somme toute, quand il n'est question ni de coercition ni de violence, il ne reste que la morale. Or que proposent ces individus qui jugent, du haut de leur chaire Twitter, qu'un homme de 18, 19 ou 20 ans ne peut avoir de relation sexuelle libre et consentie avec un homme de 65, 55 ou même 45 ans ? Qu'on rehausse l'âge de la majorité sexuelle à 21 ans ? Ou bien que la loi interdise désormais un écart d'âge trop important ? Mais alors à quel seuil : 25 ans maximum, comme entre Brigitte et Emmanuel Macron ? Ou bien 30 ans, comme dans la relation que décrit Annie Ernaux dans Le jeune homme ? Et que devient la liberté à consentir de deux personnes adultes ?
Il est temps de rappeler aux nouveaux hérauts de la morale sexuelle une vérité simple : vous n'avez pas le droit. Vous n'avez pas le droit, littéralement, d'accuser quiconque de pédophilie à la légère. Vous n'avez pas le droit de redéfinir selon votre morale personnelle l'âge de la liberté sexuelle. Vous ne pouvez pas entrer dans une chambre à coucher pour désigner au doigt mouillé qui est victime ou prédateur, pas plus que vous ne pouvez projeter vos éventuels regrets de jeunesse sur toute autre relation. Et vous n’avez certainement pas le droit de parler à la place des victimes, réelles et a fortiori imaginaires. Enfin, en tant que personnes queers, nous ne pouvons pas être les porte-voix du retour de la morale sexuelle, et ainsi nous asseoir sur notre histoire. Nous n’avons pas le droit d’oublier que toute morale sexuelle s'abat d'abord et avant tout sur les marges de la société, en clair sur les personnes queers et le corps des femmes. Ces confusions nauséabondes sont une insulte au droit, à la liberté et à nos mémoires.
À lire aussi : Quand la France jugeait les homosexuels
Crédit illustration : photo Annie Spratt / Unsplash