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Nos sériesChristian de Leusse, mémoire de nos sexualités

Par Tom Umbdenstock le 09/06/2023
Portrait de Christian de Leusse

[N'oublions pas nos militants, ép.1] Ancien militant des Groupes de libération homosexuelle (GLH), Christian de Leusse a été de tous les combats, jusqu’à la constitution d’un précieux fonds d’archives à Marseille, dont il est en train de transmettre la gestion. Portrait.

Difficile de faire un retour exhaustif sur la vie de cet homme de bientôt 77 ans, tant il fut de toutes les luttes. Christian de Leusse, qui s'emporte dans des réponses fleuves à chaque question posée sur son parcours, nous tire dans le détail de l’histoire des minorités, nous plongeant avec lui dans d’infinies archives. Aujourd'hui, il est en passe de confier la gestion de tous les documents rassemblés au fil de son parcours au sein de Mémoire des Sexualités à une nouvelle génération de militants.

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Si le nom de Christian de Leusse et son absence d’accent ne trahissent pas son origine marseillaise, l’intéressé a tôt fait de lever le doute : “Je suis né et j’ai passé mon enfance à Marseille, dans un quartier du sud de la ville qui apparaît aujourd’hui comme protégé.” L'enfant du pays est d'ailleurs issu d’un milieu bourgeois, qu'il décrit comme “assez aisé” – son père, installé dans la ville au début des années 1930, descend d’une famille noble appauvrie à la suite du décès de son propre père alors qu’il était enfant.

Le placard du jeune de Leusse

Son débit de parole et sa voix claire ne laissent pas non plus deviner les sept décennies déjà traversées par l'obstiné militant. Pour nous, il se souvient de ses années adolescentes passées dans un collège jésuite, où il est "poussé à être un bon petit catholique, à aller à la messe le plus souvent possible, à se confesser, etc.”. "Là-bas je suis forcé à contraindre tout désir qui ne serait pas 'normal', raconte-t-il. J’entre alors dans un tunnel qui va devenir pour moi une spirale infernale de mes 18 et mes 33 ans.”

Après avoir vécu la première moitié de sa vie au placard, il raconte que son mal-être s’est résolu lorsqu'il a rencontré, à la Direction régionale de l’équipement, à Marseille, “quelqu’un qui petit à petit m'a séduit, et qui se trouvait disponible parce qu’il venait de divorcer, et que lui-même était en pleine interrogation sur ce qu’il était.

"Au GLH, ils parlaient de choses dont jamais je n’avais entendu parler : des questions de sexualité, librement. Ça me faisait un peu rougir."

La relation avec ce premier amant est de courte durée. "Après m'avoir cueilli, il m’a rapidement rejeté”, nous confie Christian de Leusse. Par chance, ledit bien-aimé faisait partie de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), où Christian est introduit auprès de Jacques Fortin, représentant de “l’aile homosexuelle”. Ce dernier, cofondateur du jeune GLH (Groupe de libération homosexuelle) de Marseille, lui en ouvre les portes, permettant à Christian de sortir de sa solitude. À peine franchies le seuil du local, situé rue Palud, le trentenaire se sent comme "décoincé”. "Ils évoquaient des choses dont jamais je n’avais entendu parler, et débattaient librement de sexualité. Ce qui me faisait un peu rougir.

Les premières universités d’été homosexuelles (UEH)

Cette époque marque la naissance du Christian de Leusse que l’on connaît aujourd’hui, assis sur un canapé devant un miroir aux bordures dorées, dans sa maison de La Ciotat. À la fin des années 1970, il fait donc partie du GLH, dont les membres se voient les vendredis soir et parlent projets politiques, parmi lesquels l’organisation d’un débat : “homosexualité, justice, police”. C’est là que le futur archiviste se forme petit à petit aux questions militantes. Surtout, le GLH de Marseille organise en 1979 les premières universités d’été homosexuelles (UEH), dont l'ampleur est à l'époque exceptionnelle. Des rencontres permises, dit-on, par la bienveillance de Gaston Deferre, maire omnipotent du Marseille d’antan. Même s’il estime qu’il n’a “pas les capacités nécessaires”, Christian de Leusse s’occupe de plusieurs ateliers – massage, danse, photo –, qui ont lieu entre les rencontres et les débats. C’est aussi à cette occasion que se crée le fameux Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH). Entre autres luttes contre les injustices face à la police et la justice, un des objectifs majeurs de l'organisation fut l’abaissement de la majorité sexuelle de 21 à 18 ans pour les homosexuels, comme en bénéficiaient déjà les hétéros.

Ces universités auront une incidence inattendue et durable sur la vie de Christian. “Tu as sûrement lu l’article que j’ai écrit au sujet de cette photo dans Paris Match ?”, interroge-t-il, le tutoiement facile, faisant référence à ce texte qu’on trouve sur le site de l’association Mémoire des Sexualités, où sa plume se glisse souvent. Cet été 1979, il apparaît en double page du magazine populaire, dansant avec un autre homme lors du premier bal des Universités d’été homosexuelles. “On m'a poussé sous les flashs, dans le regard de plein de gens.” La photo est un outing forcé, surtout auprès de sa famille, qui apprend alors son homosexualité. “Ma mère achetait Paris Match toutes les semaines”, explique Christian, qui intente à l'époque un procès au magazine qui finit par lui verser 10.000 francs.

"Il y a un sujet qui pourrait être important, c‘est de lancer l’idée d’un fonds d’archives homosexuel."

Jean Le Bitoux, fondateur de Gai Pied

“Par chance, je connaissais bien Jean Le Bitoux , alors à la tête de Gai Pied. Quand je lui ai demandé ce que je pouvais faire de cet argent, il m'a dit dit : 'Il y a un sujet qui pourrait être important, c‘est de lancer l’idée d’un fonds d’archives homosexuel.'” La somme sera donc consacrée à la fondation Mémoire des homosexualités initiée au début des années 1980, et ancêtre de Mémoire des Sexualités. “L’objectif est alors de protéger la trace fragile laissée par les homosexuels et les lesbiennes, face aux familles et aux exécuteurs testamentaires qui opèrent une préemption cruelle sur les œuvres à caractère homosexuel”, lit-on sur le site de l’association.

L’idée de créer des archives plaît beaucoup à Christian, qui avait déjà commencé à conserver des traces de vies passées ou passantes depuis 1978, dès son intégration au GLH de Marseille. Quand on le questionne sur les raisons de cet amoncellement précoce, il répond : "Je ne sais pas pourquoi … c’est probablement parce que je suis quelqu’un qui a tendance à garder plein de choses. Quand les assos se sont diversifiées, que ce soit au niveau local ou au niveau national, je récoltais, je récoltais…” Au début des années sida, ces documents deviendront d’autant plus précieux qu’ils conservent le souvenir des vies qui s’éteignent, toujours plus nombreuses. “Je me suis abonné à beaucoup de choses, et je ramassais aussi des tas de trucs gratuits.” On ne compte pas les Gai Pied, Masque, Lesbia, 5/5, Samouraï qu’il a cumulés.

Christian de Leusse, le constructeur archiviste

La vie du Marseillais sera dès lors mêlée à celle de ses archives. En 1992, l’association n’est plus une annexe ni une antenne de son ancêtre parisienne. Fixée à Marseille, elle devient un modèle de réussite en la matière, et la collection continue de s’étoffer au fil des ans. On y trouve les fonds du festival de cinéma Reflets ou du groupe gay de Aides Provence. Sans compter toutes les traces des événements et des associations dans lesquels Christian de Leusse s’est investi. Celles des Universités d’été homosexuelles, devenues Euroméditerranéennes lorsqu’elles reprirent en 1999 après s’être arrêtées en 1987. Celles des associations que le militant a contribué à fédérer lorsque le monde LGBT reprenait de sa vigueur au début des années 1990. Celles des premières Pride marseillaises, dont il a accompagné la création dans les années 1990. “On a créé le Collectif gay marseillais qui deviendra le Collectif Gay et Lesbien Marseille Provence, on a fait pas mal de choses : courriers aux élus, bals, séances de films, bulletin, pétitions...” commente-t-il humblement. Des documents sont aussi récoltés au fil des Salons de l’homosocialité, qu’il a organisés de 2000 à 2007.

En 2012, après la mort de Jacques Vandemborghe, avec qui Christian de Leusse a beaucoup travaillé, “son ami [l]e contacte pour [lui] demander de le débarrasser de tout ce que ce dernier avait gardé sur les questions homos”. Mémoire des Sexualités hérite des archives de celui qui fut un pilier de l'association à ses débuts, archives qui comprennent la donation très importante de Daniel Guérin, célèbre intellectuel et militant homosexuel anarchiste. Ces documents se mêleront à une autre donation, celle de Pierre Seel, premier homosexuel à avoir témoigné de la déportation. Le tout stocké dans les 55 m2 de l’appartement au-dessus du sien, qu'il a acheté en 1994. On y trouve des centaines de livres, des transcriptions de débats, des lettres, des photos, des affiches, des cassettes et des DVD, qui continuent de remplir les étagères de la rue d’Aix.

Christian de Leusse n'a pas simplement voulu conserver la mémoire, il a également tout fait pour la rendre vivante. Au nom du Mémorial de la Déportation homosexuelle, il dépose à partir de 1995 une gerbe pour les homosexuels déportés par les nazis, en marge de la cérémonie officielle dédiée à la Journée nationale du souvenir des victimes et héros de la déportation. “Ce n’est qu’en 2010 qu’on a été autorisés à participer à la cérémonie officielle”, rappelle-t-il.

Tri et passage de relais

Aujourd'hui, l'homme prépare ses vieux jours et compte quitter cet appartement qui héberge les 55 m2 d’archives accumulées. “La taxe d’habitation monte à une allure folle”, invoque-t-il, ne cachant pas non plus sa volonté d’anticiper son propre départ. Un appel aux dons est toujours en cours pour faire des travaux dans un nouveau local du centre-ville. “J’ai passé mon temps cette année à jeter, jeter, jeter. Mais l’avantage, énorme, c’est que je jette avec discernement, parce que je sais ce que je privilégie. Alors que pendant toutes ces années où j’accumulais, je privilégiais tout en même temps sans arriver à faire de choix.” Une nouvelle équipe, bien plus jeune, est d'ores et déjà prête à prendre le relais, qui se forme depuis 2018 sur la façon de tenir les archives, de les entretenir et de les mettre en valeur. “Sans elle, je n'aurais vraiment pas su quoi faire”, concède Christian de Leusse, heureux que ses contemporains prennent soin de la mémoire qu’il a fabriquée et conservée.

Désormais, les archives s’ouvrent aux curieux. L'équipe organise des ateliers de catalogage, des permanences et des fouilles lors d'“apéros carton”. Christian de Leusse explique que ces derniers “organisent plein de rencontres, de débats, de projections, de fêtes. Je suis complètement déphasé mais je ne suis pas mal à l’aise parce qu'au fur et à mesure du temps, on a eu des discussions sur le statut, une charte, des règles, qui me sécurisent.” Quand l’association aura rassemblé assez d’argent pour emménager dans ses nouveaux locaux, les archives deviendront accessibles au public, qui pourra ainsi découvrir le trésor accumulé de ce militant d'exception, qui aura passé sa vie à la préservation de notre histoire.

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Illustration : Thibault Milet