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cinéma"Kokomo City" : "Je voulais magnifier des travailleuses du sexe noires et trans"

Par Florian Ques le 06/12/2023
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[Article à retrouver dans le magazine têtu· de l'hiver ou sur abonnement] Après un passage acclamé au festival Chéries-Chéris à Paris, le documentaire Kokomo City sort au cinéma ce mercredi 6 décembre. Sa réalisatrice D. Smith nous présente son documentaire queer à ne pas rater sur la vie de travailleuses du sexe noires et trans.

"Je voulais que le film paraisse sexy et provocateur, même si on n’était pas sur un reportage de mode, souligne D. Smith, réalisatrice de Kokomo City, sacré meilleur documentaire à la dernière Berlinale. C’était important, et en même temps amusant, de célébrer et de magnifier ainsi des travailleuses du sexe noires et trans.” Monochrome, saturation poussée et musique jazzy, le long-métrage mise sur une esthétique du glamour hollywoodien des années 1950 – la réalisatrice revendiquant d’ailleurs l’influence des photographes de mode Bruce Weber et Steven Klein.

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D. Smith a rencontré Daniella, Dominique, Koko et Liyah, quatre prostituées trans de différents coins des États-Unis, sur Instagram. Pour son premier documentaire, elle souhaitait trouver des profils singuliers aptes à se livrer sans fard. “Je les prévenais qu’il n’y aurait pas d’équipe de tournage, pas de technicien pour l’éclairage, et personne pour le maquillage ou la coiffure, révèle-t-elle avec un sourire. Ça aurait pu les freiner, mais c’est tout le contraire qui s’est passé.” Les récits de vie qu’elle recueille ainsi sont parfois crus, souvent atypiques mais toujours d’une authenticité désarmante. Dès la scène d’ouverture, Liyah raconte la fois où un client s’est pointé avec un Glock dans sa chambre d’hôtel, comment elle s’est emparée du flingue pour se défendre, comment l’assaillant a pris la fuite... et comment il est revenu, après des explications par textos, pour coucher avec elle. Le ton est donné : la violence de ces vies à la marge, le ton de l’humour queer.

Visibiliser les femmes trans...

Si elle n’apparaît pas devant la caméra, l’histoire personnelle de la réalisatrice est au cœur du projet. En 2014, après son coming out trans, elle est mise au ban de l’industrie musicale, alors qu’elle travaillait depuis une quinzaine d’années comme productrice aux côtés de grands noms comme Lil Wayne ou Ciara. “J’ai toujours suivi les règles et je me suis pourtant retrouvée dans une situation où l’on m’ignorait et me discréditait, résume-t-elle. J’ai alors vraiment eu envie de raconter la transidentité à travers un point de vue différent de celui des mannequins ou actrices connues et médiatiques. Je voulais donner une voix aux femmes qui, comme moi, n’en avaient pas.”

Dans la continuité de Disclosure de Sam Feder, qui se penchait sur les représentations trans dans le cinéma étasunien, Kokomo City permet à la fois d’éduquer à la transidentité et de faire passer un message : “Je voulais dire à la communauté trans que c’est OK de se laisser aller et de faire tomber ses barrières, explique sa réalisatrice. Si on veut être humanisées, il faut se montrer humaines. Je voulais que les femmes trans voient l’avantage d’être transparentes et honnêtes, sans avoir à se cacher derrière une carapace ou des artifices.”

... et inclure les hommes cis

Mais son film souhaite aussi s’adresser à la communauté noire américaine. “Il y a toujours eu une vraie barrière de la langue entre les femmes trans et les personnes noires, appuie-t-elle. Je voulais donc dire qu’on n’est pas là pour se battre mais pour dialoguer.” Le documentaire met ainsi en avant des hommes, noirs et cisgenres, qui témoignent de leur rapport – positif – à la transidentité. “Dans l’inconscient collectif, on les imagine comme très transphobes, refusant tout contact avec des femmes trans, souligne D. Smith. Mais, nous, les femmes trans, on connaît la vérité, on sait qu’on peut traîner avec des mecs sans avoir de relations sexuelles. J’ai des amitiés solides avec des hommes qui évoluent dans les milieux réputés homophobes comme ceux du basket ou du hip-hop. En les incluant dans le film, je tenais à ce qu’ils s’expriment pour dire qu’un pont peut être construit entre nous. Quand j’ai parlé du projet à certains de mes amis, ils ont directement proposé de passer devant la caméra.”

"Kokomo City", un documentaire sur des femmes noires trans travailleuses du sexe
Crédit photo : Dean Medias

Même si cet enthousiasme lui fait chaud au cœur, elle ne se voile pas la face : “Je déteste me montrer pessimiste mais je pense que ça va être extrêmement difficile de faire changer les mentalités. La plupart des hommes noirs grandissent sans pouvoir exprimer leurs émotions librement. Dans cette communauté-là aussi, un homme ne peut pas faire preuve de sensibilité ou de féminité. La vraie question, c’est : comment rompre ce cycle ? Le film montre ce qui se passerait si on autorisait enfin ces hommes à parler sans filtre.”

D. Smith surveille l’évolution de la condition trans aux États-Unis, ainsi que son traitement médiatique. Ces dernières années, des lois anti-trans ont été promulguées dans plusieurs États comme la Floride, interdisant de discuter d’orientation sexuelle ou d’identité de genre dans les établissements scolaires. Et les personnes trans continuent d’être régulièrement assassinées. Koko Da Doll, l’une des héroïnes de son film, a ainsi été tuée par balles dans une rue d’Atlanta en avril. Malgré les drames et les reculs, D. Smith veut rester optimiste : “Je vois du progrès chaque jour. La plupart des gens considèrent que l’acharnement des réactionnaires contre nos droits est une mauvaise chose. Pourtant il y a quelque chose de positif dans leur bouffonnerie : il y a encore peu de temps, on n’était pas au cœur des discussions. Ça me brise le cœur de voir toutes ces femmes trans qui veulent voir les bénéfices de nos combats immédiatement. Ce n’est pas réaliste. Il faut se rappeler que nous marquons l’histoire en étant chaque jour des pionnières par notre simple existence. Il faut se répéter qu’on fait tout ça pour la génération suivante.”

>> [Vidéo] La bande-annonce de Kokomo City :

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Crédit photo : Dean Medias