Le festival 2023 de cinéma de Berlin a regorgé de propositions de films queers, que ce soit en compétition officielle ou dans ses nombreuses sélections parallèles. Notre chroniqueur cinéma et envoyé spécial à la Berlinale a retenu dix pépites à suivre dans les prochains mois au cinéma, parmi lesquelles pas moins de cinq films francophones.
20.000 Espèces d’abeilles (20.000 Especies de abejas) d'Estibaliz Urresola Sologuren (Espagne, Compétition)
Après le triomphe l’année dernière du sublime film espagnol de Carla Simon, Nos Soleils (sorti en France le 18 janvier), reparti avec l’Ours d’Or, la récompense suprême de la Berlinale, on aurait pu espérer un doublé avec 20.000 espèces d’abeilles qui représentait cette année l’Espagne en compétition. Mais le jury, présidé pour l'édition 2023 par la comédienne américaine Kristen Stewart, en a décidé autrement en récompensant le documentaire du Français Nicolas Philibert sur la maladie mentale, Sur l’Adamant.
Mais ce film sensible sur la naissance du trouble identitaire chez un enfant a tout de même été distingué par le prix d’interprétation principale (ici non-genré, à la différence des festivals de Cannes et de Venise) remis à la très jeune comédienne qui interprète le rôle principal, Sofia Otero. Dans 20.000 Espèces d’abeilles, qui se déroule pendant des vacances chez la grand-mère apicultrice, elle incarne Aitor, jeune garçon aux cheveux longs de 9 ans qui se rêve sirène et commencera, au cours de cet été, à se genrer naturellement au féminin.
Ce portrait d’une jeune fille trans au tout début de son parcours est très subtil. Le récit prend son temps, sonde avec délicatesse les questionnements intérieurs de son jeune personnage principal et les réactions de sa famille : au premier plan, sa grand-mère, capable de remettre en cause ses idées préconçues, et sa mère, Ana, en pleine crise de couple, qui reprend le flambeau du grand-père disparu en poursuivant son art de la sculpture. La réalisatrice basque Estibaliz Urresola Sologuren signe avec ce premier film une chronique puissante et fine qui porte un regard intelligent et bienveillant sur une jeune personne qui tente de comprendre ce qui lui arrive et cherche des réponses à des questions complexes à formuler. Notre Ours d’or à nous !
>> La date de sortie en salles n’a pas encore été annoncée par le distributeur français Jour2Fête.
Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado (France, Encounters)
Dans la droite ligne de ses écrits, le philosophe, écrivain et chercheur espagnol Paul B. Preciado signe avec Orlando, ma biographie politique un premier film révolutionnaire ! Longue lettre polymorphe adressée à Virginia Woolf, autrice du roman Orlando il y a presque un siècle (1928), le film met en scène de nombreuses personnes trans ou non-binaires qui incarnent tour à tour la figure d’Orlando et racontent leurs parcours, leurs questionnements, leurs difficultés. Avec ce film hybride qui tient à la fois du documentaire et de la fiction, jouant avec une grande intelligence et un sens inné du cinéma sur les registres de l’humour, du combat politique et de la poésie, Preciado signe une œuvre nécessaire et extrêmement originale. Un film d’utilité publique.
>> Le film a reçu le Teddy Award du documentaire, le prix spécial ex-aequo du jury Encounters ainsi que la mention spéciale du jury du Prix du Documentaire. Il sera diffusé sur Arte et distribué en salles par Jour2Fête. Les dates n’ont pas encore été annoncées.
Passages d'Ira Sachs (France, Panorama)
Le réalisateur originaire du Tennessee, connu pour Keep the Lights on (Teddy Award 2012) et Love is Strange (2014), signe avec Passages son deuxième long-métrage français après Frankie, qui mettait en scène Isabelle Huppert dans les collines portugaises de Sintra, en compétition à Cannes en 2019. Pour ce premier film parisien, Ira Sachs réinvente les codes du drame bourgeois à la française (le mari, la femme, l’amant) en mettant en scène un triangle amoureux renouvelé (le mari, le mari, la maîtresse) puisque Tomas, un réalisateur allemand qui vit à Paris avec son mari Martin, couche avec Agathe le soir de la fin du tournage de son nouveau film. Doutes, surprises et revirements sont au programme de ce film d’une grande modernité, à la fois frontal et cru. Jamais de faux-semblants entre ces trois personnages qui doivent beaucoup à leurs interprètes. Franz Rogowski, sa gueule incroyable et son corps musculeux, crevait l’écran dans Great Freedom, un grand film de prison qui racontait l’homophobie institutionnalisée en Allemagne (et en compétition officielle à Berlin cette année dans le très réussi Disco Boy). Il est fascinant en réalisateur jusqu’au-boutiste qui peut tromper mais pas mentir face au Britannique Ben Wishaw, parfait en mari trompé, froid et retenu. Au cœur de ce trio, Adèle Exarchopoulos prouve, une fois de plus (après Les 5 diables et Rien à foutre l’année dernière) qu’elle peut tout faire.
>> En salles le 28 juin 2023, distribué par Paname Distribution.
La Bête dans la jungle de Patric Chiha (France-Belgique-Autriche, Panorama)
En adaptant ce roman court d’Henry James sur l’impossibilité de l’amour et la facilité avec laquelle on peut passer à côté de sa vie ou de l’amour de sa vie, Patric Chiha (réalisateur des sublimes documentaires atmosphériques Brothers of the night en 2016 et Si c’était de l’amour en 2019) signe un film fascinant, hypnotique et réjouissant en forme de métaphysique des clubs, refuges des marginaux et des âmes perdues. On suit, de 1979 à 2004 dans ce lieu de nuit sans nom, les rencontres entre May (Anaïs Demoustier, magnétique et sensuelle comme jamais) et John (Tom Mercier, mutique et empêché) dans leur attente d'un événement qui doit tout changer… De l’ère du disco à celle de l’électro, de l’élection de Mitterrand au 11-Septembre en passant par les ravages du sida, le monde autour d’eux avance et la foule des danseurs continue de vibrer, de s’agiter, de vivre. Les visages extatiques, les corps en sueur, les âmes égarées, les mouvements erratiques, cette culture du club et des possibles de la nuit, tout dans le film transpire le queer jusqu’à la présence enveloppante et puissante de Béatrice Dalle, physio du club et narratrice en voix off. Un trip sensoriel ultime.
>> Sortie en salles : été 2023, distribué par Les Films du Losange.
Le Paradis de Zeno Graton (Belgique-France, Generation 14plus)
Dans un centre de rétention pour jeunes délinquants, Joe (l’excellent Khalil Gharbia, découvert en comédien arriviste et objet de désir de Denis Ménochet/Fassbinder dans le Peter van Kant de François Ozon) a une révélation quand arrive un nouveau venu, taciturne et bravache, William (Julien de Saint Jean, actuellement à l’affiche du film Arrête avec tes mensonges d’Olivier Peyon). Une belle et simple histoire d’amour, de désir et d’émancipation. Avec la mise en scène inspirée du jeune réalisateur belge Zeno Graton, sans fioritures et au plus près de ses personnages empêchés, Le Paradis distille une émotion progressive, vive et brute.
>> En salles le 10 mai 2023, distribué par Rezo Films.
À lire aussi : "Arrête avec tes mensonges" : rencontre avec Philippe Besson & Guillaume de Tonquédec
All the Colours of the World are between Black and White de Babatunde Apalowo (Nigeria, Panorama)
"Relève la tête !" C’est avec ces mots apparemment anodins que la nouvelle vie de Bambino va commencer. Ce jeune célibataire, qui vit tranquillement à Lagos, va être saisi par cette réflexion de Bawa, celui qui tient l’objectif face à lui pour de simples photos d’identité. Entre les deux hommes naît une complicité, un amour qui ne dira jamais son nom tant l’homosexualité est hors de tout cadre de pensée même dans cette immense ville du Nigeria (plus de 15 millions d’habitants). Babatunde Apalowo signe un "coming of age" tendre et important puisque les histoires d’amour entre hommes sont quasi absentes des cinématographies de l’Afrique subsaharienne. La mise en scène modèle les espaces avec une infinie douceur, créant pour ses personnages centraux (les deux amoureux et Ifeyinwa, la voisine de Bambino, qui aimerait qu’il soit son premier amant) des bulles d’intimité dans l’immensité de la mégalopole africaine. Mais plus que tout, c’est le cheminement intérieur de Bambino qui est au cœur du film, son parcours vers la connaissance et l’acceptation de soi dans un environnement hostile qu’on sent toujours très présent malgré le hors-champ. Un film délicat et touchant récompensé par le Teddy Award 2023.
>> Pas de date de sortie annoncée en France.
Silver Haze de Sacha Polak (Pays-Bas-Royaume-Uni, Panorama)
Dans la banlieue est du Grand Londres, Franky enchaîne les pétards et les plans cul sans grand intérêt. Cette infirmière dévouée ne se sort pas de ses traumas d’enfance : le départ du père qui a refait sa vie sans une explication, et puis cet incendie qui a marqué son corps à jamais. Sa vie bascule quand elle tombe éperdument amoureuse de Florence, une de ses patientes. Si Silver Haze coche pas mal de cases du film social anglais, la cinéaste néerlandaise Sacha Polak y apporte un vrai sens du cadre, un joli regard sur des personnages fragiles, cassés, hors normes, sur les questions du pardon, de la fin de vie et une certaine idée du désenchantement. La comédienne Vicky Knight, elle-même grande brûlée, est tout simplement impressionnante.
>> Pas de date de sortie annoncée en France.
This is the end de Vincent Dieutre (France, Forum)
Lauréat du Teddy Award de la Berlinale 2012 avec son film Jaurès, Vincent Dieutre poursuit son parcours de cinéaste singulier, fait d’essais cinématographiques aux formes et formats variés, avec This is the end, film de recherche autobiographique réalisé à Los Angeles en période pandémique. En rendant visite à Dean, un amant d’il y a 20 ans, psychanalyste retraité retrouvé grâce à Facebook, le réalisateur sexagénaire évoque la sexualité gay des seniors, la politique de l’urbanisme de la Cité des Anges, et la poésie politique très beat generation que porte le club "The End Poetry Lounge" de East Hollywood (avec, entre autres, Elina Löwensohn, Jean-Marc Barr et Kate Moran). Cet essai filmographique revêt un caractère hypnotique indéniable et dresse le portrait d’une ville insondable, prise dans des boucles temporelles mystérieuses et prête à accueillir l’Apocalypse. Fascinant.
>> Pas de date de sortie annoncée en France.
Mutt de Vuk Lungulov-Klotz (États-Unis, Generation 14plus)
24 heures dans la vie de Feña, jeune New-Yorkais d’origine chilienne qui va être amené à renouer, après son parcours de transition de genre, avec son ex-petit ami, sa petite sœur et son père. Si le film peut paraître un peu balisé par endroits, il est passionnant par ce qu’il raconte, de façon très intime, de la difficulté à gérer la relation avec ses proches avant et après une transition. Premier long-métrage du jeune réalisateur trans Vuk Lungulov-Klotz, qui a grandi entre le Chili, New York et la Serbie, Mutt a été présenté en janvier au festival de Sundance.
>> Pas de date de sortie annoncée en France.
Opponent (Motståndaren) de Milad Alami (Suède, Panorama)
Iman, un temps lutteur de l’équipe olympique iranienne, mène une vie complexe depuis qu’il a quitté son pays avec sa femme Maryam et leurs deux filles pour se réfugier en Suède. Ballotée d’appartement en appartement dans l'attente d'une réponse à sa demande d’asile, la famille fait face tant bien que mal. Alors qu'il rejoint l’équipe de lutte suédoise, espérant ainsi aider à une accélération de sa demande de visa, Iman se retrouve à nouveau confronté à ses désirs et à ses doutes. Malgré quelques faiblesses de narration (le début et la fin en particulier), Opponent est passionnant dans ce qu’il raconte de la situation précaire des réfugiés iraniens en Europe et de la difficulté à s’adapter à une culture différente. Le film reste très pudique sur les questionnements qui tourmentent Iman, mais le portrait de cet homme en lutte entre ses responsabilités, son amour pour sa famille et ses désirs profonds, est particulièrement touchant.
>> Pas de date de sortie annoncée en France.
Crédit photo : Annette Riedl / DPA / AFP