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magazine"J'avais envie d'aider" : rencontre avec Eika, le premier gamer out pro en France

Par Tessa Lanney le 17/05/2024
Jérémy Valdenaire, né en 1996, connu sous le pseudonyme d'Eika, est un joueur professionnel de "League of Legends"

[Article à lire dans le magazine têtu· du printemps] Le jeune homme, révélé par le jeu League of Legends (LoL), est le premier e-sportif pro français à avoir fait son coming out.

Photographie Audoin Desforges pour têtu·

"Message très personnel ce soir mais j'aimerais vous dire que je suis gay." Par cette courte phrase solennelle, publiée le 27 décembre 2023 sur X (anciennement Twitter), Eika est devenu le premier e-sportif français out. En à peine 24 heures, son témoignage atteint 2,5 millions de vues. Le retentissement est d'autant plus fort que le jeune homme de 27 ans, qui a déjà remporté quatre fois les championnats du jeu vidéo League of Legends (LoL) avec son ancienne équipe, est alors capitaine de la Gentle Mates, la Ligue française lancée par des gros noms du jeu vidéo : Gotaga, Brawks et Squeezie, le youtubeur numéro 1 en France – il a depuis été remplacé par le coréen Mireu.

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Téméraire dans le jeu, mais timide IRL (dans la vie réelle), Eika, de son vrai nom Jérémy Valdenaire, a beaucoup douté avant d'oser faire son coming out public : et si ses coéquipiers lui tournaient le dos ? "Quand tu as fait ta place dans le milieu pro, tu as moins peur d'être rejeté, admet-il. J'ai la chance d'avoir un nom, je n'ai plus besoin de prouver quoi que ce soit aux autres joueurs." Jusqu'ici, il n'avait jamais éprouvé le besoin de parler de son homosexualité, ni même de se sentir représenté dans son sport. "Aujourd'hui, je sais que ça peut faire la différence pour la jeune génération. J'avais envie d'aider. J'ai reçu de nombreux messages de joueurs qui mont félicité et remercié de leur avoir donné le courage d'assumer leur propre sexualité, se réjouit-il. Ça m'a renforcé dans l'idée que c'était la bonne chose à faire." Le jeune homme comprend néanmoins les réticences des nouveaux joueurs, qui craignent pour leur carrière. "Qu'on utilise ma sexualité pour me déstabiliser, ça me ferait chier, lâche-t-il. Mais je n'ai pas l'impression qu'un tel geste passerait sur la scène publique." De fait, son annonce a été accueillie avec bienveillance.

Un mage contre l'homophobie

Quiconque a déja joué en ligne a pu constater que ce n'est pourtant pas le milieu le plus inclusif au monde. "La communauté peut être toxique, en particulier sur les réseaux", observe le joueur. Comme dans les tribunes des stades, "pd" et "enculé" sont des insultes courantes, qui peuvent viser le choix d'un personnage atypique ou ne cadrant pas avec la stratégie générale, une erreur de débutant, un manque d'audace, etc. "La plupart n'ont pas conscience qu'ils peuvent heurter des gays, que les joueurs ne sont pas tous hétéros, estime Eika, qui attribue en partie cette attitude au jeune âge du public et à la naïveté de ses comportements. Ils veulent faire rire la galerie." Le plus souvent, quand il est confronté à de telles insultes, le joueur fait preuve de calme et de pédagogie, expliquant les dangers de l'homophobie, du sexisme et autres discriminations.

Le jeu vidéo a cependant toujours fait pour lui office de cocon. Ses parents jouaient, puis son grand frère l'a initié. Ainsi Eika a-t-il découvert Lol en 2010. "J'ai détesté, je trouvais ça trop moche", raconte-t-il aujourd'hui, amusé. À l'époque, contrairement aux autres garçons de sa bande, il comprend très vite qu'il n'est pas attiré par les filles, sans pour autant mettre des mots sur ce qu'il ressent. "Au collège, ce n'était pas évident, je ne pouvais pas parler de mes doutes à mes potes, retrace-t-il. On ne se confiait pas sur ce genre de choses." Il y a cinq ans, au lendemain de Noël, il a ressenti le besoin d'en parler à ses parents : Je savais qu'ils étaient ouverts d'esprit et qu'ils allaient probablement bien le prendre, mais on n'est jamais sûr à 100%. Il leur a juste fallu un petit moment pour encaisser le choc, ils ne s'y attendaient pas du tout, mais ça s'est relativement bien passé. Ils ont toujours été dans l'acceptation."

"Je n'ai jamais été mis à l'écart, mais j'étais différent, je n'avais pas les mêmes expériences."

La partie lui paraît moins facile avec les potes. "IRL ou en ligne, quand les discussions tournaient autour de la vie privée, je me faisais tout petit, je changeais de sujet ou je détournais l'attention en parlant de quelqu'un d'autre, se souvient-il. Je n'ai jamais été mis à l'écart, mais j'étais différent, je n'avais pas les mêmes expériences." D'ailleurs, le jeune homme n'en a pas beaucoup, d'expériences. Quand il sort, c'est accompagné de ses amis hétéros dans des bars tout aussi hétéros. Il n'a jamais été dans des lieux communautaires. "Je n'ai jamais été branché grosses soirées, explique-t-il. Mais j'ai très envie de les découvrir!"

La vie gay peut aussi se dérouler derrière son écran, après tout, c'est un domaine qu'il maîtrise à la perfection. "J'ai d'abord téléchargé Tinder puis Grindr, mais j'ai rapidement tout supprimé, raconte-t-il. J'avais peur que quelqu'un me reconnaisse. On ne sait jamais jusqu'où les gens peuvent aller, ni quelles sont leurs intentions." Le cocon numérique était devenu une prison. À cause de cette auto-censure, le jeune homme n'a pas encore vécu d'histoire sérieuse. "Personne ne m'a empêché de vivre quoi que ce soit, mais je me mettais une pression énorme, confie-t-il. Je me suis mis des barrières."

Fellow Travelers, une série émancipatrice

Dans sa décision de s'assumer, la série Fellow Travelers a aussi joué un rôle. Adaptée du roman de Thomas Mallon, cette histoire d'amour gay passionnée s'étend des années 1950 au cœur des années 1980 dans une Amérique conservatrice et homophobe. "Ça ma bouleversé. Je n'ai pas tout à fait vécu la même chose, bien sûr, mais le fait de devoir se cacher à tout prix, ça m'a parlé", développe-t-il. La révélation fait alors gamberger Jérémy pendant plusieurs semaines. La période est charnière : une nouvelle saison du championnat de LoL est sur le point de démarrer, à laquelle il va participer à la tête d'une toute nouvelle équipe. "Je sentais que c'était le moment et Fellow Travelers m'a donné la force de me lancer, reprend-il. J'ai fait mon coming out à un ami proche à peine une semaine avant de publier mon post. Avant ça, seuls mes parents étaient au courant."

"Quand on veut changer les mentalités, il faut s'attendre à subir des attaques et des critiques."

Le voilà désormais prêt à affronter les homophobes : "Quand la communauté LGBTQI+ se met en avant, on l'accuse toujours de propagande. Mais quand on veut changer les mentalités, il faut s'attendre à subir des attaques et des critiques." Par exemple, League of Legends a pour habitude de créer un passé à ses personnages, histoire de donner du corps à son univers, quand bien même les champions ne sont choisis que pour leurs statistiques et leurs capacités.

Et quand les personnages se révèlent de la fanfare, les masculinistes sortent du bois. Ainsi l'homophobie s'est déchaînée lors de l'apparition de K'Sante, un champion queer et gay pensé en collaboration avec le rappeur out Lil Nas X. Aujourd'hui, Eika a compris que prendre la parole, être visible, est une lutte de tous les jours. "Mais c'est gagnant-gagnant, analyse-t-il avec son naturel badin. Ça me permet d'être moi-même, et ça permet à la jeune génération de voir un joueur gay."

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