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magazineFaux mondes, vrais enjeux : la révolution gaming

Par Tessa Lanney le 02/12/2022
Dossier gaming dans le magazine têtu·

Découvrez dans le nouveau magazine têtu· notre dossier de 20 pages consacré au gaming. Dans un milieu largement masculin et peu ouvert aux différences, les personnes LGBTQI+ alternent stratégies d’évitement et construction d’espaces protégés. Heureusement, de plus en plus de jeux vidéos incluent des personnages queers et nous permettent d’explorer nos identités jusque dans les mondes virtuels.

Illustration Florian Salabert

“Fils de pute, fais pas ton pédé !” Cette phrase, n’importe quel joueur l’a entendue des centaines de fois, parce qu’il attendait l’ennemi dans un coin (“camper”), qu’il n’avait pas foncé dans un corps-à-corps brutal, parce qu’il jouait défensif, etc. Avec l’essor du jeu vidéo en ligne, on a l’impression de voir grandir une jungle où règne la loi du plus mâle, où chaque joueur se bat pour prouver sa supériorité. “Il y a une injonction à la force, un concours de teub permanent”, constate Kate Bompard, 27 ans, joueuse invétérée et co-cheffe du French queer bureau, un groupe d’employés LGBTQI+ d’Ubisoft, le studio qui développe les franchises à succès “Assassin’s Creed” et “Far Cry”. Cette domination masculine dans le milieu des jeux vidéos en fait un espace peu accueillant pour les minorités, puisque les insultes LGBTphobes, sexistes ou racistes y sont monnaie courante, et ne se limitent d’ailleurs pas toujours aux parties. Il n’est ainsi pas rare que certains streameurs (joueurs qui diffusent leurs parties, parfois aussi youtubeurs) fassent l’objet de harcèlement, voire de raids haineux. 

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Mais tous les jeux ne rassemblent pas les mêmes communautés. “C’est quitte ou double, estime Antoine, adhérent à l’association Next Gaymer, qui réunit des joueurs LGBTQI+. Certains jeux peuvent être prisés par des gens très conservateurs, mais il y en a d’autres où la communauté LGBTQI+ se retrouve massivement. Par exemple, sur Splatoon 3, une sorte de jeu de paintball, le running gag consiste à relever à quel point on est tous queers.”

Animal Crossing, Fortnite, League of Legends…

Une partie de la communauté a d’ailleurs trouvé son bonheur sur des jeux mignons, à l’imaginaire coloré et aux interactions avec des inconnus limitées. Dans Animal Crossing, par exemple, on gère son petit village, on plante des fleurs, on s’improvise décorateur d’intérieur, on crée des tenues personnalisées, on flâne une canne à pêche à la main ou l’on se promène dans les couloirs d’un musée. Rien de bien clivant, tout y est très queer-friendly. Mais tous n’avons pas forcément envie de nous cantonner à des jeux de “bisounours”. “Malheureusement, dès qu’on va sur des jeux très populaires, comme « Fifa » [simulation de football], « Call of Duty » [jeu de tir guerrier] ou encore Fortnite [jeu de tir à l’ambiance futuriste], il faut montrer qui est le plus fort, regrette le streameur Newtiteuf (voir page 46). Les joueurs font preuve de moins d’indulgence et de moins de respect. Ce sont des jeux très compétitifs, où l’on est encouragé à laisser libre cours à sa rage. C’est pourquoi les insultes fusent très vite, et sont hélas souvent homophobes ou racistes.” Face à ces comportements, si beaucoup de personnes LGBTQI+ jettent l’éponge, d’autres ne laissent rien paraître de leur identité et n’hésitent pas à couper le tchat et l’audio de la partie afin de ne pas être touchées par les éructations des autres joueurs.

“Sur League of Legends, si tu es noob, on te dit d’arrêter de jouer comme un pédé et on te traite de tapette.

Newtiteuf

Le phénomène est similaire à ce que l’on observe sur les réseaux sociaux. Sauf que ces derniers sont (un peu) modérés, ce qui n’est que très rarement le cas pour les tchats de jeux vidéos et quasiment impossible lorsque les joueurs utilisent leur micro. “Dans une équipe, une guilde ou un clan, les joueurs peuvent s’exprimer comme ils l’entendent puisque les canaux de discussion sont autogérés en interne, avec un libre accès total qui est évidemment plus susceptible de comporter des propos discriminants”, souffle Aymeric, membre actif de Next Gaymer depuis quatre ans. Et c’est encore pire dans les jeux compétitifs, qui, en attisant la frustration et l’agressivité, sont abonnés aux réactions extrêmes, l’adversaire devenant un ennemi que l’on peut déshumaniser et agonir d’injures. “J’ai passé dix ans sur League of Legends [combats magico-fantastiques en arène] et c’est un puits sans fond de toxicité”, reprend Kate Bompard, qui ne jette toutefois pas la pierre à la communauté gaming, simple “reflet de ce qui se joue dans la société”

“Sur League of Legends, si tu es noob [novice], on te dit d’arrêter de jouer comme un pédé et on te traite de tapette, détaille Newtiteuf, qui garde un souvenir amer de ses parties. C’est comme traiter l’arbitre d’enculé dans un stade de foot.” Cette homophobie banalisée a fini par énerver le streameur de 28 ans – même si lui-même, plus jeune, avant son coming out, utilisait les mêmes insultes sous couvert d’humour. Une ambiance qui n’aide évidemment pas les joueurs LGBTQI+ à s’épanouir : « Pédé », on l’entend tellement, confirme Aymeric. Inconsciemment, je pense que ces propos ont dû jouer sur le temps qu’il m’a fallu avant d’admettre que j’étais gay.” Quand il avait 12 ans, il a commencé à jouer à World of Warcraft dès la sortie de ce jeu de rôle en ligne médiévalo-fantasy : “J’étais entouré de garçons plus âgés. Comme j’avais une voix fluette et des petites manières, ils m’envoyaient des réflexions misogynes. C’est commun de ramener un homme à une condition féminine pour le rabaisser.”

Haine et jeu vidéo

Face à ces comportements de boys club, à ces insultes de vestiaire ou de stade, il n’est pas toujours facile de savoir quelle attitude adopter. Kate, elle, n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Dans son cercle privé, elle est la première à monter au créneau lorsqu’elle est témoin d’un discours discriminant ou insultant. “Quand je fais la même chose sur un jeu, on me réplique que c’est de l’humour, qu’on n’est pas là pour débattre du politiquement correct. Même s’il est fondé, c’est un débat perdu d’avance. Et je n’ai pas envie de me retrouver exclue de facto simplement parce que ma voix est dissonante. Alors je laisse passer, je ne dis rien.”

Mais les LGBTphobies ne sont pas limitées au rush d’une partie. Souvent plus crasses, en tout cas plus assumées, on les retrouve sur les forums, les tchats, dans les commentaires de vidéos sur le gaming. “J’avais rejoint le discord [tchat] officiel de Monster Hunter[où l’on incarne un chasseur de monstres], sur lequel je jouais pas mal en mode multijoueur. Je me suis retrouvé face à des Américains pro-Trump qui multipliaient les réflexions homophobes et transphobes, c’était lunaire et étouffant. Moi, tout ce que je voulais, c’était farmer[enchaîner les quêtes pour monter rapidement en niveau], s’agace Antoine. Je les ai signalés à un modérateur, mais je n’ai jamais eu de retour. Aujourd’hui, lorsque je joue à Monster Hunter, c’est principalement avec d’autres gaymeurs.”

“Ce n’est pas pour rien que le pire forum de France, le plus réac, soit un site de jeux vidéos”, pointe Kate. En effet, JV [anciennement jeuxvidéos.com], site de référence depuis 1997, abrite la section « Blabla 18-25 ans », où les propos discriminants, haineux, voire fanatiques ont longtemps alterné avec des appels aux harcèlements. “Malgré toutes ces affaires, ça reste l’un des seuls endroits où échanger avec des gens qui partagent notre passion”, constate Antoine. Et Kate de souffler : “Les changements sont lents et difficiles à s’imposer dans une communauté qui a une propension à se montrer aigrie et réactionnaire.” 

Un stream à soi

Pour contrer ces comportements, certaines plateformes s’organisent. Ainsi, “Twitch met pas mal d’outils de modération à disposition, explique Newtiteuf. Chacun peut choisir le niveau de sécurité de son tchat. Par exemple, on peut décider que seules les personnes suivant le stream depuis au moins dix minutes seront autorisées à poster un message sur le tchat. Cette mesure bloque normalement les raids de haine [lorsque des détracteurs débarquent en masse pour insulter ou dénigrer] puisque le hater [détracteur] doit vraiment être très déterminé pour rester durant tout ce laps de temps !” Ce sont ces mêmes outils qui ont permis à Aymeric de veiller au bon déroulement d’événements tels que le marathon SOS homophobie qui a réuni en juin pour la cause une douzaine de streameurs sur deux sessions gaming. “Il fallait se montrer vigilant, insiste-t-il. Parfois, on observe des propos maladroits, d’autres fois, ce sont des trolls, mais il peut aussi s’agir de raids haineux. Twitch a un outil de modération intuitif et collaboratif où tu peux ajouter des modérateurs, où tu n’es donc pas seul et livré à toi-même.”

Et c’est justement pour ça que Next Gaymer existe. “C’est d’abord un espace sûr, affirme Antoine. On peut échanger tout en étant soi-même. Dans les parties, on peut activer le tchat et allumer l’audio sans craindre une insulte LGBTphobe.” Mais si l’union fait la force, cela n’empêche hélas pas les assaillants de tenter d’assiéger la forteresse. “On a eu plusieurs vagues de haters cet été, se souvient Aymeric. Sur le discord de l’association, tard le soir, des dizaines de personnes venaient nous insulter, posaient des questions sur nos pratiques sexuelles, s’en prenaient particulièrement aux personnes trans.” Il leur a donc fallu bannir tout ce petit monde, et instaurer un couvre-feu sur le tchat de minuit à 7h.

Il ne s’agissait pas de brandir un drapeau LGBTfriendly, de l’utiliser comme un argument de vente, mais que ça serve l’intrigue.”

Du côté des éditeurs, les lignes ont commencé à bouger, et les personnages queers sont de plus en plus nombreux. Certaines franchises, comme “Life is Strange”, n’hésitent pas à les mettre sur le devant de la scène et à faire de la queerness de leurs personnages des moteurs pour leurs intrigues. Certains jeux, comme Assassin’s Creed Valhalla, font encore un pas en avant et offrent la possibilité d’explorer l’identité sexuelle de leurs personnages sans restriction de genre. Même le très populaire Fortnite a introduit en août son premier personnage transgenre, Dreamer, issu de l’univers de DC Comics. Quant au Mois des Fiertés, il est même fêté toute une semaine durant laquelle le jeu se pare de drapeaux et de goodies arc-en-ciel, et en profite aussi pour mettre en avant les musiques d’artistes queers.

“Aujourd’hui, on commence aussi à voir des personnages féminins réalistes, comme Aloy dans Horizon Zero Dawn, analyse Aymeric. De là, on peut basculer sur les couples lesbiens, plus socialement acceptés. C’est un premier pas vers la déconstruction. Le palier suivant, ce seront les couples d’hommes.” Et Newtiteuf d’ajouter avec ferveur : “Dans The Last of Us Part II, la relation amoureuse entre Ellie et Dina était très bien amenée. Ça donnait un sens et une direction à l’histoire. Il ne s’agissait pas de brandir un drapeau LGBTfriendly, de l’utiliser comme un argument de vente, mais que ça serve l’intrigue.” Le joueur ne se fait cependant pas d’illusions : “Une histoire entre deux hommes aurait probablement été moins bien acceptée, mais c’est déjà un bon point d’entrée pour faire évoluer les mentalités.” Ce que des streameurs alliés ont d’ailleurs bien compris. Ainsi Squeezie, le youtubeur français le plus suivi, crée parfois des relations homosexuelles entre les personnages qu’il contrôle dans le jeu d’horreur The Quarry, mais uniquement lorsqu’il pense que cette romance a un intérêt scénaristique.

Milieu masculin

Ces progrès notables ne font pas que des heureux. “Je vois beaucoup de réactions de type « on vous voit partout », ironise Newtiteuf. Mais les hétéros, on les voit partout, tous les jours, dans tous les domaines ! Certains gameurs ont peur qu’on dénature leurs franchises préférées, mais si l’inclusivité est amenée de manière authentique, ce ne sera pas le cas.” Normaliser la présence des personnages queers, c’est aussi ne pas les réduire à leur orientation et à leur identité de genre mais, et en particulier dans les jeux narratifs, développer leur personnalité, leur vécu et leur façon d’interagir avec le monde extérieur. “Dans la franchise « Grand Theft Auto », les représentations de la transidentité sont souvent maladroites, prévient Aymeric. Il y a un amalgame entre drag et transidentité.” D’ailleurs, dans tous les jeux de la franchise, aucun des personnages LGBTQI+ n’est jouable.

“Le problème, c’est que le jeu vidéo est un milieu extrêmement masculin qui s’adresse en priorité aux mecs cis”, assène Kate Bompard. Et ce n’est pas La Briochée qui dira le contraire. Geek, la drag-queen, qui a participé cet été à la première saison de Drag Race France, prête sa voix à des personnages de jeux vidéos, notamment à des personnages trans. En 2021, elle était ainsi la doublure française d’Osa dans Rainbow Six Siege, et fut plus récemment celle de Catalyst, nouvelle venue dans Apex Legends. “Dès la sortie du teaser annonçant l’arrivée de Catalyst, les critiques ont fusé, et notamment les accusations de « wokisme », alors qu’ils ne savaient même pas ce que ça veut dire”, s’agace La Briochée. Pour beaucoup de joueurs, seules comptent les compétences proposées par le nouveau personnage. Ainsi, de trop nombreux rabat-joie maugréent que développer sa personnalité est inutile, et qu’ils se fichent de son histoire, de sa sexualité, etc. “Ce type de reproches ne seraient jamais faits à un personnage cis hétéro, rétorque La Briochée. Que certains joueurs ne se sentent pas concernés, tant pis pour eux, mais qu’ils ne fassent pas de leurs existences quelque chose d’universel en soutenant que les nôtres n’ont rien à faire dans le paysage.”

“Pour moi, c’était comme un refuge face à un environnement qui n’était pas toujours tendre.

D’autant plus que la représentation revêt une importance capitale pour bon nombre de joueurs et de joueuses. “Je suis une femme trans qui a posé tard des mots sur son identité, confie Kate Bompard. Avant la vingtaine, je n’avais pas identifié ce que je ressentais.” Pourtant, son rapport aux jeux vidéos, et surtout à ses avatars, aurait pu lui mettre la puce à l’oreille. “J’ai toujours choisi des personnages féminins, note-t-elle. Je vis une aventure beaucoup plus intensément quand je sens une proximité avec le personnage que j’incarne, et je m’identifie depuis toujours bien plus facilement aux héroïnes.” Elle cite notamment Assassin’s Creed Syndicate, dans lequel elle a enfin pu jouer une femme et non un malabar encapuchonné. En outre, “s’identifier permet de se sentir légitime, de se sentir exister”, énumère La Briochée, qui ajoute : “Se retrouver dans la fiction, c’est aussi un moyen de nous ancrer dans la réalité. À partir de ce moment-là, on n’est plus une chimère aux yeux des gens. Ils nous retrouvent dans leur quotidien et ne peuvent plus nier nos existences.”

Et c’est dans ces fictions que les joueurs trouvent souvent une échappatoire, un exutoire à la réalité. “Pour moi, c’était comme un refuge face à un environnement qui n’était pas toujours tendre, défend Aymeric. Quand ça n’allait pas dans ma vie, le virtuel représentait un espace safe qui me permettait d’occulter le négatif le temps de quelques heures.” Mais alors, refuge à nerds, mais repoussoir à queers ? “Maintenant que la question de l’inclusivité est soulevée, on voit bien que la communauté gaming a du mal à se remettre en question, se désespère Antoine. C’est bête, nous vivons des expériences comparables, on aime les mêmes jeux, on a des passions communes, on cherche tous un refuge à la réalité. Il s’agirait de prendre conscience de notre vécu commun.” Car oui, geek, c’est queer. ·

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