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sexyC'est sexy, le poil de Californie…

Par Nicolas Scheffer le 16/08/2024
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[Article à retrouver dans le magazine têtu· de l'été] Ça repousse de partout ! Le début du siècle pensait avoir éradiqué nos toisons au laser, mais le poil fait de la résistance.

Photographie : Elie Villette pour têtu·

Notre grille Grindr a bien changé depuis les débuts de l’application : les corps imberbes des années 2010 se sont peu à peu transformés en masses velues, les visages angéliques ont laissé place à des barbes fleuries, à des mâchoires soigneusement mal rasées et parfois même à des moustaches bien fournies. Le poil est de retour ! Alors qu’il était régulièrement méprisé, décapité, arraché, le voilà qui redéploie son doucereux pouvoir érotique en développant l’animalité de celui qui l’arbore. C’est pourtant toujours une question clivante : plus d’un empire s’est effondré à un poil. Chez certains, la vue d’un dos duveteux reste associée à ce souvenir traumatisant de l’adolescence où, en vacances au camping, s’échappait du débardeur de Patrick une touffe hirsute remontant sur sa nuque, tandis qu’il se grattait les fesses dissimulées pour moitié dans un speedo multicolore, son rouleau de PQ à la main. Alors, ça vous hérisse ?

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“Si t’es poilu du cul ou du dos, pour moi, c’est juste pas possible”, annonce Steven, dont la voix assurée masque mal la profondeur de sa répugnance. Ce n’est pas que ce Parisien de 38 ans ne fasse pas d’effort pour apprécier les dernières évolutions du style pilaire : quelques petites volutes dans le creux des pectoraux, ça passe, mais “quelqu’un qui ne taille pas en bas, ça me dégoûte, c’est la quantité qui me débecte”. Avouons que sur les applis, il nous arrive d’avoir à explorer une forêt vierge pour espérer trouver le kiki dans la photo… “Sans être 100% réfractaire envers la pilosité, c’est une marque de respect et d’estime de l’autre que d’être soigné, soupire Steven. Je suis un peu hygiéniste, mais bon, c’est un peu un préalable de la sexualité gay, non ?”

Protéger nos forêts

“L’idée selon laquelle le poil est sale nous vient du XVIIIe siècle, à une époque où il était considéré comme un excrément du corps”, décrypte Denis Bruna, conservateur à l’origine de l’exposition “Des cheveux et des poils”, au musée des Arts décoratifs à Paris. “Dans les poils, il y a surtout l’odeur”, se plaint encore Steven, même si rien n’indique qu’une plus grande pilosité entraîne plus de transpiration. Quant à l’anus poilu qui serait sale parce que plus difficilement nettoyable, 2.500 ans d’homosexualité nous apprennent qu’en dehors des kinks qui ne concernent que ceux qui les pratiquent, poilus ou non, les passifs qui ne sont pas sûrs de la fraîcheur de leur renflement brun n’ont qu’une hâte avant l’amour : effectuer leurs ablutions pour se libérer l’esprit.

Pour autant, apprécier les poils ne signifie pas nécessairement les laisser pousser de manière sauvage. Au contraire, “la pilosité est souvent ultra-maîtrisée, il n’y a qu’à voir l’explosion du nombre de barbiers qui n’existaient pas il y a vingt ans”, souligne Denis Bruna, qui en veut pour autre preuve le calendrier des Dieux du stade de 2015 où apparaît en couverture le demi de mêlée Morgan Parra : une aisselle simplement garnie, un torse taillé en V recouvert d’un pelage dense qui a légèrement repoussé depuis le dernier rasage.

Un pour touffe, touffe pour un

De l’homme des bois façon The Last of Us à l’élégant gentleman dont on aperçoit l’épais coussin entre deux boutons de chemise, en passant par le sportif en short laissant apparaître des jambes uniformément recouvertes de fourrure, il y a 1.001 façons d’être poilu. Ces considérations passées, certains élèvent le poil quasiment au stade de la religion. “Ça m’a toujours fait fantasmer, je l’ai souvent associé à la virilité des premiers mecs qui me faisaient baver lorsque j’étais adolescent, salive Kévin, trentenaire installé dans la campagne bordelaise. J’adore le contact des poils, qui sont comme des milliers de petites antennes.”

Le poil, c’est sûr, ça fait mâle : “On constate en histoire de l’art que ceux sur le torse et les jambes ne sont quasiment jamais représentés, sauf lorsqu’ils sont associés à la bestialité, aux satyres”, note d’ailleurs Jean-Marie Le Gall, historien auteur de Un idéal masculin ? Barbes et moustaches du XVe au XVIIIe siècle. Pensez à ce bûcheron dont les puissantes mains lâchent sa lourde hache pour s’éponger le front, reprendre son souffle après un dur labeur, boire un verre d’eau, et se faire sucer… Personne ne l’imagine glabre. Nicolas, un Rémois de 44 ans, joue jusqu’à la corde de ces images d’Épinal, et ça marche du tonnerre. Il ne compte plus le nombre de mecs tombés dans ses filets après une photo de son torse vallonné par des heures de musculation, et recouvert d’une toison poivre et sel. D’ailleurs, messieurs, il a un conseil pour vous concernant l’entretien du bas : n’y allez pas à la tronçonneuse. La dernière fois, une story Instagram laissant apparaître les longs poils noirs et frisés de son pubis a déchaîné ses abonnés. Et votre base fournie peut aussi mettre en valeur la bête. “C’est très rare que les gens ne taillent pas leurs poils, au moins un minimum. Alors quand j’envoie une photo de ma queue, ça impressionne beaucoup : je n’ai pas besoin de raser pour faire croire qu’elle est grosse”, se targue-t-il. 

Turlututu, turlutte poilue

Reste qu’en surjouant sa virilité, ce versatile enjoué se sent parfois cantonné à un rôle d’actif dominant. “L’archétype de l’homme actif poilu avec un jeune homme glabre et féminin a la vie dure. Au XVe et XVIe siècle, on voit dans les tribunaux de Florence, en Italie, des cas où les juges sont moins indulgents lorsque le jeune est actif plutôt que passif, et sévères si un homme barbu fait une fellation à un plus jeune”, pointe Jean-Marie Le Gall. C’est bien dommage de n’apprécier les poilus que s’ils sont actifs, car sous la pilosité peut aussi se cacher une intimité fragile : celle d’un homme qui se donne. “Pénétrer un cul poilu, c’est entrer dans un sanctuaire de virilité”, philosophe Nicolas, qui n’a jamais manqué à sa dévotion. Après tout, y a-t-il sur Terre plus belle manifestation transcendantale qu’un duvet sur fesses rebondies que vient sublimer un rayon de soleil ? “À part la barbe, les poils sont quasiment systématiquement cachés : les aisselles, le pubis, le torse et les jambes sont une partie intime de notre identité cachée par les vêtements. Y accéder, c’est entrer dans une intimité fraternelle entre deux garçons”, remarque Jeff.

Jusqu’à la seconde moitié des années 2010, les couvertures de têtu· donnaient à voir l’attrait de la communauté pour les corps lisses, maîtrisés jusqu’à l’obsession, comme ceux des acteurs porno des studios Cadinot ou Helix. Cette passion pour les imberbes peut être vue comme une réappropriation de nos corps abîmés par le sida, chétifs, diaphanes, de mourants jeunes et glabres. “La valorisation de la pilosité s’enracine dans des moments où la culture gay met en avant une vision de la masculinité, que ce soit dans les années 1970, en réaction au stéréotype du gay efféminé, ou dans les années 1990 où la culture bear se développe en réaction au corps jeune, musclé, imberbe”, analyse Arnaud Lerch, coauteur de Sociologie de l’homosexualité.

La pilosité est souvent utilisée pour catégoriser notre monde : “Au Cox, tu vas plus croiser des barbes à la David Beckham qu'à la Gandalf”, s’amuse Arnaud Lerch. Mais rien n’est figé, et d’ailleurs des garçons de moins en moins hirsutes se présentent à l’élection de Mister Bear. Rien d’étonnant à ce que l’histoire de l’homosexualité joue avec ces clichés, comme avec tous les autres, pour secouer les catégories, jusqu’à détourner carrément le poil et en faire un élément féminin : les drag queens sont des barbues sexys comme les autres.

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