À la faveur d'une balade d'automne à Milly-la-Forêt, dans l'Essonne, à 1h15 de route au sud de Paris, on visite avec émotion la maison dans laquelle Jean Cocteau vécut les dernières années avant sa mort, et qui semble comme un prolongement de son univers poétique.
Le 11 octobre 1963, son cœur l'a lâché une demi-heure après qu'il eut appris la mort d'Édith Piaf ; Jean Cocteau était alors en convalescence dans son havre de paix de Milly-la-Forêt, dans l'Essonne. Sale journée que ce vendredi d'automne qui vit s'envoler une Môme à la voix d'or et un créateur foisonnant, tout à la fois écrivain, dramaturge, cinéaste, peintre et dessinateur. En découvrant, au fond de la rue du Lau, la demeure où l'artiste s'est éteint à 74 ans, des images remontent, par flashs, à la surface. On se souvient du visage défait de Jean Marais, du défilé du Tout-Paris culturel, de la mairie transformée en chapelle ardente ou de l'aréopage d'académiciens en habit vert suivant le cortège funèbre de l'Immortel dans les rues habituellement paisibles du petit village de l'Essonne…
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Si l'édifice flanqué de deux tourelles en encorbellement présente une certaine allure, il faut passer sous un large porche et rejoindre un jardin de curé bien caché des regards pour cerner tout son potentiel de séduction. Jouxtée d'un verger, dominée par la silhouette d'un château médiéval avec lequel elle partage des douves, la propriété de 2,5 hectares est une bulle de vert où le père des Enfants terribles laissait volontiers jouer les gosses de la commune. "Lorsqu'il achète cette maison avec Jean Marais en 1947, Cocteau a 58 ans et une grande partie de sa carrière derrière lui, explique Muriel Genthon, directrice du site. Le tournage de La Belle et la Bête l'a beaucoup fatigué, Il conserve son appartement au Palais Royal, mais il a besoin d'un refuge." Dans cet environnement champêtre, l'artiste peut travailler, recevoir ses proches, vivre à l'écart du tumulte et des sollicitations incessantes de la capitale. "À Milly, dira-t-il plus tard, j'ai trouvé la chose la plus rare au monde, un cadre." Un cadre au sens cinématographique, que le metteur en scène a modelé à son image, en y rassemblant tout ce qu'il aimait.
Portrait de Man Ray et fauteuil d'André Gide
En extérieur, quelques sculptures le racontent déjà, à l'instar de ce buste baptisé Le Turc de Versailles. Offert par le peintre-décorateur Christian Bérard, il rappelle sa fructueuse collaboration avec Jean Cocteau, amorcée dès les années 1920. Classée Maison des Illustres, la bâtisse, s'ouvre ensuite sur un décor où tout évoque le goût de l'artiste pour l'insolite et le merveilleux. Dans le vestibule, pas de banal porte-manteau pour accrocher les vêtements, mais une figure de proue représentant une sirène dont l'usage détourné évoque les candélabres à bras humains de La Belle et la Bête… Des portraits signés Man Ray, Berenice Abbott ou Dora Maar figurent Cocteau à différents âges de sa vie et disent sa proximité avec les plus grands artistes de son époque.
Pièce maîtresse de la visite, le salon prend des allures de cabinet de curiosités qu'on ne sait par quel bout appréhender. En suivant le fil des amitiés, peut-être ? L'aménagement porte la marque de Madeleine Castaing, diva de la décoration réputée pour ses mélanges de genres et de styles. Il y a, là, un soleil doré offert par Coco Chanel, un automate choisi par Jean Marais, des palmiers en bronze, cadeaux de la mécène Francine Weisweiller dont Cocteau a "tatoué" la villa Santo Sospir, à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Et puis le fauteuil un peu décati d'André Gide. "Ce dernier n'aimait pas l'œuvre de Cocteau, qui lui l'admirait", note Muriel Genthon, tout en soulignant que l'inclassable ne comptait pas que des soutiens : "Gide l'a pas mal attaqué ; André Breton le détestait, et l'on dit que son homosexualité a joué dans cette aversion. Mais si Cocteau avait besoin de la reconnaissance de ses pairs, il n'était pas atteint par l'hostilité. Il était libre et disait détester les «-ismes»."
Cachette à opium
Posés en sentinelle devant la cheminée, deux faons suggèrent un autre fil conducteur. Ces copies de statues trouvées dans les ruines d'Herculanum, près de Pompéi, en Italie, prennent part au bestiaire formé par un cheval de manège, une grue porte-encens, une dent de narval, un boîte-hibou ou cette tête de mouflon dont l'intérieur dissimule un dispositif permettant de brûler de l'opium… Cette "noire idole" est devenue la meilleure ennemie du poète après la disparition tragique de l'écrivain Raymond Radiguet à la fin de l'année 1923. "Cocteau en était tombé amoureux, il avait vu en lui un auteur d'exception et l'avait aidé à accoucher de son second roman. Sa mort du typhus à 20 ans lui est apparue comme un drame épouvantable, raconte Muriel Genthon. Il a commencé à fumer cette drogue dont il a eu besoin comme d'une béquille." L'œil s'attarde encore sur le moulage des mains du propriétaire. Leur finesse rappelle la frêle silhouette d'un individu qui "n'aimait pas son physique et l'a exprimé dans La Difficulté d'être".
En grimpant au premier, chacun peut constater que l'étage voué au travail et à l'intime ne renonce en rien aux audaces du style Castaing. Osé, cet imprimé léopard cohabitant avec des rideaux à feuillages dans l'antichambre qui servait de bureau ! Là encore, chaque bibelot est anecdote. Les objets antiques disposés sur la cheminée appartenaient à Eugène Lecomte, le grand-père maternel, agent de change et collectionneur d'art. Au mur, le portrait d'Eugénie, la mère de Cocteau, rappelle la force du lien qui l'unissait à son fils. Sur la table où ce dernier pouvait aussi bien dessiner qu'écrire, on repère l'amusant photomontage d'un Jean-Paul Sartre converti en pape. Attenante à ce cocon mi-fauve mi-floral, la chambre parait presque reposante, malgré son lit rouge – disposé en diagonale pour jouir de la vue sur le château – et sa fresque de paysage possiblement peinte par Jean Marais.
Une résurrection grâce à Pierre Bergé
Bien que copropriétaire, l'acteur a peu vécu sur place. Il s'est séparé de son mentor un an après l'achat du bien, tout en y conservant sa chambre au 2ᵉ étage, où une expo temporaire raconte leur relation indéfectible (Marais, l'autre Jean, jusqu'au 3 novembre). Fasciné dès leur rencontre, en 1937, sur le tournage d'Œdipe-Roi, le dramaturge a fait du jeune comédien inexpérimenté une vedette de premier plan, "mais ce dernier a toujours cherché à lui rendre hommage et a, d'une certaine manière, contribué à faire connaître Cocteau", estime Muriel Genthon.
Après leur rupture amoureuse, c'est Édouard Dermit, alias "Doudou", comédien embauché comme aide-jardinier, qui a partagé la vie de Cocteau à Milly-la-Forêt. Ce compagnon, devenu son fils adoptif et son légataire universel, s'est évertué à préserver la propriété en l'état, jusqu'à sa propre disparition en 1995. Par la suite, il a fallu toute la détermination admirative de l'homme d'affaires Pierre Bergé (longtemps directeur de la publication de têtu·) pour permettre la transformation des lieux en un site culturel ouvert au public en 2010. Et si la mort du mécène en 2017 a fait craindre le pire pour la pérennité du projet, la reprise de la maison par le conseil régional d'Île-de-France en 2020 semble lui assurer un avenir.
En quittant ce témoin des derniers instants de Cocteau, il faut encore pousser jusqu'à la chapelle Saint-Blaise-des-Simples pour trouver sa dernière demeure. C'est dans cet édifice de poche que le créateur a souhaité être inhumé, après en avoir sublimé les parois, peintes de grandes tiges fleuries s'élevant vers le ciel. Un endroit où il fait éternellement corps avec son œuvre et a pris soin de réconforter les inconsolables au moyen d'une épitaphe manuscrit sur le sol : "Je reste avec vous."
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Crédit photos : Stéphanie Gatignol pour têtu·