[Rencontre à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne] Aux adultes comme aux enfants, il faut de la poésie et de la délicatesse. Après sa version de La Petite Sirène, l'illustrateur Benjamin Lacombe adapte Oscar Wilde et Lewis Carroll, dans deux livres qui poursuivent son travail sur les identités empêchées et la violence de la norme.
Photographies : Mylène Comte pour têtu·
Dans Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carroll, le lapin blanc est incapable d'arriver à l'heure. Est-ce parce qu'il s'identifie à lui que Benjamin Lacombe, retardataire chronique, a souhaité en faire le héros de son nouvel album pour enfants, Monsieur Le Lapin Blanc ? Le CV de l'artiste démontre pourtant qu'il n'a guère traîné en chemin. À 42 ans, il a déjà publié plus de quarante livres, écoulés à quelque trois millions d'exemplaires dans le monde. Par sa façon de faire cohabiter le macabre et le merveilleux, son style décalé et le dessin de ses personnages aux grands yeux, son univers a souvent été comparé à celui de Tim Burton. "J'ai fait des choses très différentes dans mon parcours, nuance-t-il, sans rejeter l'influence du cinéaste. Certains disent que mon travail est sombre ; d'autres le voient très coloré. Les qualificatifs employés définissent beaucoup plus ceux qui les emploient que ce que je produis."
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Pour feuilleter les pages d'une existence passée crayon à la main – "j'ai toujours dessiné" –, l'artiste nous accueille au domicile parisien qu'il partage avec son coauteur de mari, Sébastien Perez. Protégées par des globes en verre, des poupées-sculptures déclinées de ses personnages donnent à l'appartement des allures de cabinet de curiosités. Des centaines de bouquins tapissent les murs et puis il y a Emily, Edward et Lisbeth, ce chat et ces deux chiens chouchoutés que leur maître invite, parfois, à pointer leur museau dans ses planches. Profitant de l'entretien, la femelle carlin squatte ses genoux le temps d'une sieste.
"Mes références étaient des femmes"
À l'école déjà, Benjamin sent bien que ses dessins font leur petit effet, et il en a besoin pour rester concentré. Durant toute sa scolarité, les bulletins porteront la même appréciation : "Bon élève, mais dessine en classe." À la maison, le père travaille aux PTT ; la mère est psychologue à la Protection judiciaire de la jeunesse. Elle vénère la culture, les livres ; son fils a du talent, elle le sait et lui paye volontiers des cours. Mais de là à en faire un métier… Ceux qui le voient à l'œuvre se font, cependant, un devoir d'insister : "Quand j'avais 14 ans, on la convoquait pour lui dire qu'il fallait m'encourager." En 2001, l'étudiant entre finalement aux Arts-Déco, la prestigieuse école parisienne.
Preuve de sa virtuosité, Benjamin tape dans l'œil d'un éditeur avec son projet de fin d'études, Cerise Griotte, qui paraît au Seuil Jeunesse en 2006. Le conte met en scène une fillette qui dissimule ses rondeurs sous un pull trop grand, et sa complicité avec une petite sharpeï dont l'allure contraste avec les canons de la beauté canine. L'année suivante, le livre est traduit et publié aux États-Unis. Le jeune homme poursuit son envol avec Les Amants papillons : cette fois, une adolescente japonaise se travestit pour pouvoir réaliser les études de ses rêves et échapper à l'éducation de "jeune fille convenable" voulue par son père.
Dès le départ, il privilégie des héroïnes, refusant que les récits universels soient toujours portés par des garçons. "J'ai deux sœurs, une mère très forte ; Frida Kahlo est ma peintre préférée… Mes références étaient des femmes, et je les trouvais plus intéressantes à travailler. Délestées de la charge d'être parfaites, elles pouvaient nourrir des pensées plus subtiles que les héros uniquement censés être forts, vaillants et courageux."
La Petite Sirène lève l'encre
Au-delà de vouloir magnifier la beauté de l'étrange, Benjamin souhaite dans ses albums valoriser les figures dévalorisées et les existences empêchées, en questionnant ce qui constitue l'identité d'un individu : "Que se passe-t-il quand on ne correspond pas parfaitement à la norme ? s'interroge-t-il. Est-ce qu'on a le droit d'être, tout simplement ?"
Sa propre vie n'a pas échappé aux injonctions normatives. "Mon homosexualité est quelque chose que j'ai réprimé toute mon enfance. J'ai grandi en banlieue parisienne où ce n'était pas possible du tout, se souvient-il. En plus, les années 1980, marquées par le sida, associaient les gays à la dépravation et à la maladie. Dans ma génération, personne ne voulait être homo !" Il considère avoir fait un coming out "tardif" : à 18 ans. Mais surtout, il en déplore le principe même : "Tant qu'il faudra en passer par là, la société me semblera un peu malade. La sexualité n'est qu'une toute petite partie de ce qui définit quelqu'un ; je trouve terrible que ce prisme éminemment personnel puisse être important aux yeux des gens." Lui-même n'a "jamais vraiment affiché" la sienne : "C'est la première fois que j'en parle dans un magazine." Dans ses ouvrages, il sème pourtant, tel Poucet dans la forêt, plein de petits cailloux blancs pour faire cheminer les esprits.
Destiné aux 3-6 ans, La Meilleure Maman du Monde, paru en 2022, est né en réaction à La Manif pour tous. "Leur grand argument était que la nature, c'était un père et une mère. Du coup, je me suis interrogé sur comment ça se passait en réalité." Tout en douceur, 17 portraits empruntés au règne animal illustrent la diversité des configurations : "L'hippocampe mâle porte les bébés jusqu'à éclosion, les éléphants grandissent dans une organisation très matriarcale… Un papa-une maman, c'est quasiment l'exception ! Cette exploration nous enseigne qu'il n'y a pas une seule façon d'élever les enfants."
Récemment, son interprétation inédite et sensible de La Petite Sirène a fait couler beaucoup d'encre. L'ouvrage reproduisait des lettres d'Hans Christian Andersen à Edvard Collin, pour lequel il éprouva un amour sans retour, et soulignait qu'il commença à écrire son célèbre conte le jour du mariage de son bien-aimé. Benjamin Lacombe formulait ainsi l'hypothèse plausible que l'auteur se serait projeté dans sa princesse des mers : comme elle, il aurait ressenti la douloureuse impossibilité physique d'être aimé par l'élu de son cœur…
Dorian Gray et Oscar Wilde
En cet automne, Benjamin Lacombe se frotte à un autre projet ambitieux : diriger une nouvelle collection pour adultes, Papillons noirs, chez Gallimard, composée d'"objets sophistiqués à la croisée du livre illustré et du roman graphique". Pour l'inaugurer, l'illustrateur s'est emparé d'un autre monument de la littérature : Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde. À la traduction du manuscrit d'origine (sans les censures qui ont précédé sa publication en 1890), il a ajouté "l'histoire dans l'histoire". En 1891, l'écrivain britannique tombe fou amoureux d'Alfred Douglas, un jeune lord dont l'apparence évoque, étonnamment, le héros maléfique de son récit. Sa passion destructrice le conduit à une condamnation à deux ans de travaux forcés en 1895, lors d'un procès en perversion "où l'on se sert du livre comme pièce à conviction". Brisé, ruiné, Oscar Wilde meurt quatre ans après sa libération, en paria, dans un hôtel parisien miteux.
"C'est fou l'aspect prémonitoire de cette œuvre ! insiste Benjamin Lacombe qui a confié au dernier descendant de Wilde, Merlin Holland, le soin de rédiger la postface de son dernier-né. Alors que je voyais Le Portrait de Dorian Gray comme une malédiction, son petit-fils présente le roman, au contraire, comme la chance de la vie de son aïeul. Il estime que, sans lui, son grand-père aurait vécu une existence minable de petit bourgeois. C'est ce livre et ce qu'il a engendré qui ont fait de lui l'un des plus grands écrivains britanniques." Sous les crayons de Benjamin Lacombe, Dorian Gray meurt à nouveau, et Oscar Wilde vit encore.
>> Monsieur Le Lapin Blanc. Margot. Sortie le 16 octobre.
>> Le Portrait de Dorian Gray. Gallimard. Sortie le 30 octobre.
>> Les planches des deux livres sont exposées à La Maison Deyrolle (du 15 octobre au 2 décembre) et à la galerie Gallimard (à partir du 27 novembre), à Paris.
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