La sortie au cinéma du film La Petite sirène, dans une version 2023 en prises de vues réelles, est l'occasion de revenir sur l'histoire vraie de ce conte écrit en 1837 par Hans Christian Andersen qui, comme son personnage ou l'Ariel de Disney, en pinçait sacrément pour son prince…
Comme tous les Disney, La Petite Sirène finit bien. Ils vécurent heureux, et cætera, et cætera. On connaît la chanson. Et la sortie ce mercredi 24 mai du film Disney en prises de vues réelles (par Rob Marshall) n’y changera rien, pas plus que les quelques esprits chagrins qui déchaînent leur racisme contre le choix de la jeune Halle Bailey pour interpréter Ariel : à la fin, cette dernière épouse Éric et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cette conclusion ô combien positive n’existait pourtant absolument pas dans l’œuvre originale écrite par Hans Christian Andersen en 1837. Oui, comme pour La Petite Fille aux allumettes, autre conte illustre du Danois, il s’agit à l’origine d’une histoire triste. Mais ce qu’il faut comprendre derrière le destin tragique de l’héroïne, c’est la puissance métaphorique d’un récit quasi autobiographique.
À lire aussi : Du sol aux vampires, dans "Buffy" tout est queer !
Disney a toutefois repris le début de la version originale : la petite sirène (telle qu’elle s’appelle dans le conte, et non Ariel), qui souhaite devenir humaine après être tombée sous le charme d’un prince, accepte de conclure un pacte avec la sorcière des mers afin d’acquérir des jambes. Mais dans le récit d’Andersen, plus brutal, la sorcière lui coupe la langue et lui promet de lourdes séquelles : “Chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des pointes d’épingle, et fera couler ton sang.” Ayant réussi à attirer l’attention du prince, la sirène est autorisée à “dormir à sa porte sur un coussin de velours”, mais la dévotion et l’amour qu’elle lui porte ne sont pas réciproques : “Il l’aimait comme on aime une enfant bonne et gentille, sans avoir l’idée d’en faire sa femme.” La fin est déchirante : le prince épouse une princesse de son rang et de son espèce, sous les yeux de la petite sirène au cœur brisé.
Le prince d'Andersen
Cette histoire tragique d’un amour à sens unique trouve ses racines dans la vie même d’Andersen. Deux ans avant la publication du conte, l’auteur écrit à Edvard Collin, le fils de son bienfaiteur : “Je me languis de toi comme d’une belle fille de Calabre. Mes sentiments pour toi sont ceux d’une femme. Mais la féminité de ma nature et notre amour doivent demeurer un secret.” Un épisode sur lequel le courtisé est revenu dans ses mémoires : “Je me trouvais dans l’impossibilité de répondre à cet amour, et cela a fait beaucoup souffrir Andersen.” En 1836, Edvard Collin se marie avec Henriette Thyberg, et l’auteur assiste, comme son héroïne après lui, au mariage de son prince. “Le jour de la noce de celui qu’elle aimait, elle devait mourir et se changer en écume”, écrit poétiquement Andersen dans son conte.
“Mon seul ami est l’un des fils de M. Collin, le futur conseiller Edvard Collin. Bien que mon cadet, il était plus mûr que moi et son esprit positif contrastait avec ma nervosité féminine, note Andersen dans son autobiographie, Le Conte de ma vie. Je sentais en lui un ami très sûr qui agissait dans mon intérêt, même si je ne comprenais pas ses bonnes intentions.” Le philosophe François Flahault, auteur de la thèse Fictions et spéculation sur les contes de tradition orale et les contes d’Andersen (1985), estimait que l’écrivain “avait tendance à s’enticher de personnes d’un milieu social favorisé, que ce soit des femmes ou des hommes”. Et d’ajouter : “Il s’est aussi beaucoup intéressé à la sœur de ce jeune Collin. Il avait certainement des côtés homosexuels, mais il était surtout un peu asexué, ce brave Andersen, et n’avait jamais touché ni homme, ni femme.”
Dans ses mémoires, Andersen évoque, dès l’enfance, son “curieux dégoût pour les filles”. Puis, adulte, lors d’un voyage à Naples, en 1834, il écrit : “J’étais entouré d’entremetteurs qui me proposaient une « bella donna », une fillette de 13 ans ! J’ai refusé avec horreur. Je suis sûr que beaucoup de personnes riraient de mon innocence, mais c’était vraiment une répulsion pour cette chose pour laquelle j’éprouve un tel dégoût.”
Allégorie de la transidentité
À travers son conte, Andersen semble raconter le mal-être qu’il ressent dans une société où il ne se sent pas libre d’être qui il est. “Ce qui passe ici dans la mer pour la plus grande beauté, ta queue de poisson, ils la trouvent détestable sur la terre. Pauvres hommes !” lance la grand-mère de la sirène. L’histoire peut être lue comme une allégorie de la transidentité – comme l’est d’ailleurs Le Vilain Petit Canard, un autre conte d’Andersen, à la fin plus heureuse, pour l’homosexualité –, puisque la petite sirène veut troquer sa queue de poisson contre un corps féminin. La voix qu’elle perd, et qu’elle n’a aucune raison de sacrifier, puisqu’elle n’aurait rien trahi d’elle, est plutôt celle d’Andersen, dont les mots n’ont pas été entendus, et dont la voix n’aurait jamais reflété que lui-même, un homme dont Edvard Collin ne voulait pas.
Grand, maigre et délicat, Andersen n’a jamais été à l’aise dans son corps. Dans ses mémoires, il racontait les moqueries qu’il subissait dans l’enfance, où on le traitait de “petite demoiselle”. Il s’identifiait volontiers à des personnages féminins, qui peuplent ses contes sous forme humaine ou mystique. On ne cherchera évidemment pas quelle étiquette actuelle lui coller. Ce qui est sûr, c’est que l’auteur de La Petite Sirène était queer, et que sa princesse des mers n’a pas fini de résonner dans la communauté LGBTQI+. Même dans la version gentillette de Disney.
À lire aussi : Cannes 2023 : "Rosalie", le destin queer d'une femme à barbe
À lire aussi : "Barbie" avec Margot Robbie et Ryan Gosling, le film le plus camp de l'année ?
Crédit illustration : Creative Commons via Flickr